MIEL
Année : 2010
Réalisation : Semih Kaplanoglu,
Avec : Bora Altas, Erdal Besikcioglu, Tulin Özen,
Genre : Drame
L’apiculteur, son fils, la nature et… l’épilepsie.
D’entrée de jeu, une étrange inquiétude règne. Inquiétude soulignée par l’absence (l’absence !) de musique. L’enfant, Yusuf, à l’école, répète silencieusement sur ses lèvres un texte lu par une camarade. Quand vient son tour de lire, il veut lire la même histoire mais le maître lui en demande une autre ; la scène est pathétique et douloureuse car il bégaye, est terrorisé et ses camarades le moquent : il ne sait pas lire et voulait la même histoire que celle lue par la petite fille car il l’a connaissait par cœur.
Yusuf est un enfant mutique, solitaire et très perturbé. Il en est ainsi dès le début du film et non pas comme le disent plusieurs critiques, plus tard, soit un bon tiers après le début, quand le père va disparaître.
Absence est le mot –clef de la terreur qui détruit cet enfant. Des scènes symboliques illustrent cette absence (le jeu de Yusuf avec l’interrupteur électrique, le jeu du ruban sur les yeux, les abeilles mortes et brûlées). L’absence du père bien avant qu’il disparaisse réellement.
Au cours d’une sortie en forêt où Yakup le père et son fils Yusuf vont visiter des ruches jugées dans les arbres, le père a une attaque fulgurante d’épilepsie (il fait une crise grand mal [tonico-clonique] [1]) On comprend que pour le fils, il s’agit d’une routine (terrorisante) car il est manifestement habitué aux malaises du père. Donc ce père, grave épileptique, monte très haut dans les arbres pour récolter du miel : il sait pertinemment qu’une chute serait mortelle ; Yusuf aussi et ses troubles graves sont compréhensibles. Une sorte de complicité règne entre père et fils qui laisserait entendre un grand amour entre les deux. En tout cas Yusuf idolâtre son père et celui-ci ne fonctionne que dans une sorte de complicité avec le fils.
Nous ne savons pas si la mère est au courant de la maladie de son mari. Très inquiète de l’état de son fils, elle se fait rejeter par son mari. Son silence buté est blessant pour elle. Incontestablement, elle aime son Yusuf mais le père lui l’aime-t-il malgré les apparences ? Question : Yakup, le père sait qu’il sème une inquiétude terrifiante et destructrice chez son fils qui s’attend à tout moment à perdre son père adoré en chutant d’un arbre en état de crise d’épilepsie. La mort du père n’est même pas probable, elle est certaine s’il ne se résout pas à changer d’activité pour un métier compatible avec son mal. Mais il n’en fait rien, voire dénie ce qui se passe : sa propre mise en danger, la douleur de sa femme, l’état de trouble intense de son fils, bref toute la souffrance qu’il sème autour de lui.
La question ici n’est pas de savoir pourquoi agit-il ainsi mais pourquoi refuse-t-il LA RESPONSABILITE de ce qui lui arrive au risque de se tuer, de faire un mal peut-être inguérissable chez son fils et d’infliger un terrible souffrance à sa femme. Il semblerait normal si Yakup était responsable et aimant qu’il se trouve une activité qui permettrait à Yusuf de grandir (comment pourrait-il apprendre à lire alors que son père l’occupe en permanence) et sa jeune femme de vivre. Sait-elle l’épilepsie ? En ce qui me concerne, j’ai l’impression que non. Mais de toute façon elle est à terre de voir son fils dans une telle souffrance et son mari dans une telle indifférence/absence ; voire plus, Yakup instaure une complicité permanente qui met sa femme hors jeu : il fait tout pour que Yusuf ne puisse pas vraiment aimer sa mère. Quand le père va partir plusieurs jours, qu’il ne revient pas, tout comme l’enfant, nous spectateurs avons compris : Yakup ne reviendra pas vivant. La terreur de Yusuf rejoint la réalité : il savait. Et quand l’imaginaire rejoint la réel, c’est connu des psychanalystes, la trauma est ravageur.
Rien n’est magique dans cette histoire : un épileptique qui prend des risques totalement incompatibles avec sa maladie car il l’a dénie signe son arrêt de mort et/ou un accident grave et la douleur insensée des êtres qui l’aiment (insensée car les autres savent à l’avance qu’il ne s’agit en aucun cas d’une fatalité mais d’une attitude tout à fait irresponsable, particulièrement égoïste qui va fabriquer l’accident à venir). Il est remarquable que dans beaucoup de commentaires au sujet de ce film, cette dimension de l’irresponsabilité, du déni d’une maladie qui fait très peur, soit l’épilepsie, n’est pas soulignée.
La mort du père est envisagée comme une sorte de destin tragique, la douleur de l’enfant est vue qu’à partir du départ du père (c’est absolument faux) et la relation père-fils comme une grande histoire d’amour, le tout baigné dans une sorte d’hagiographie de la nature qui serait aussi inquiétante. ‘Une seule chose et inquiétante : Yakup et sa complète irresponsabilité. Ce n’est même pas l’épilepsie puisqu’une attitude adulte permettrait d’y remédier. La nature est belle et innocente, la mère merveilleuse d’amour et de douceur… et le malaise n’a rien à voir avec une sorte de prémonition. N’est pas prémonitoire ce qui est certain : Yakup en continuent à monter sur les arbres est certain de mourir. Le film aurait pu s’intituler Chronique d’une mort annoncée.
C’est très beau, et terrorisant. Bien que le metteur en scène affirme dans un entretien que dans sa culture la mort n’est pas une fin en soi et que l’enfant vit ainsi la mort de son père… on se demande bien comment il pourra s’en sortir d’avoir été tant torturé et détruit par l’inquiétude de cette mort certaine. La mort de son père reste particulière puisque ce dernier savait pertinemment qu’il prenait des risques énormes en exerçant son métier d’apiculteur. Comment le petit pourra-t-il avaler sa rage, voire sa haine tout à fait envisageable suite à la mort de ce père qui finalement sous des aspects de père aimant et complice n’a pas fait grand cas de son fils et de sa femme compte tenu de la pathologie dont il souffrait.
Est-ce ce hiatus entre une apparente relation d’amour et une relation de destruction sur une autre scène qui distille un tel malaise tout au long du film ? Un choc frontal entre un certain angélisme sur la vie simple et une dimension cachée faite d’une tension démoniaque, celle de mettre les autres (Yusuf et la mère) dans un état d’inquiétude invivable ? Les grands thèmes de ce film sont l’amour, la haine (pourquoi ce père si irresponsable ?), la responsabilité, le déni d’une maladie qui a un statut particulier quoi qu’en disent invariablement les médecins. Un film à voir absolument tant pour sa beauté que pour les questions fondamentales abordées. L’enfant est impressionnant de justesse dans son jeu tout en finesse et nous fait totalement entrer dans sa terreur permanente et déstructurante.
Christian Jeanclaude
Notes
[1] Provoque une perte de conscience, chute, contraction tonique en flexion/extension de l’ensemble du corps (phase tonique), suivies de secousses cloniques aux 4 membres (écume aux lèvres, révulsion oculaire) (phase convulsivante), ensuite il y a le coma hypotonique calme avec respiration bruyante, morsure de langue et perte d’urine (phase stertoreuse), le réveil est progressif avec amnésie et confusion. Le départ est brutal et totalement imprévisible, sans prodrome, avec pâleur et d’emblée une chute. La perte de connaissance est immédiate après la chute avec un risque grave de traumatisme si l’environnement est dangereux (donc ici se trouver juché sur un arbre)