
Note liminaire
Ce travail, rédigé à l’origine pour des créateurs en exercice, ne renvoie pas directement à l’activité pour laquelle, vous rééducateurs, vous vous destinez.
La réflexion qui présida à l’article présent s’ancre dans le cadre d’une collaboration avec des artistes créateurs de bijoux contemporains (il s’agit d’un courant très spécifique dans ce secteur de la création) regroupés dans l’association Corpus. Les membres de ce groupe réfléchissent sur le travail de création du bijou contemporain et concrétisent la confrontation de leur pensée dans des réalisations artistiques sous forme d’expositions. Dans ce cadre et en fonction du thème de leur exposition ils demandent à des intervenants extérieurs de participer à leur réflexion.
Ainsi, à la suite de la préparation du projet d’exposition “ Y-a-t’il de l’innommable dans le bijou ? ”, j’ai été invité en 2002 à une rencontre-débat avec les membres de Corpus. L’exposition eut lieu 3 fois, en 2003 à Colmar (à l’espace d’Art Contemporain André Malraux), en 2004 à l’Institut français de Stuttgart et en 2005 à Strasbourg.
Toujours à la demande de Corpus, j’ai rédigé un article (traduit en allemand et en anglais) pour le catalogue de l’exposition de Stuttgart intitulé L’innommable et la création artistique.
Ceci dit, la création et la sublimation étant un mode de remédiation des pulsions archaïques (l’autre remédiation étant la formation des symptômes) analogue du point de vue de leur fonctionnement, l’inscription intrinsèque de ce processus dans le développement psychoaffectif de l’enfant , donc préexistant à toute forme de relation Symbolique (de symbolon, l’anneau d’une chaîne, du symbolique lacanien qui permet d’échapper à l’horreur du Réel et la prison de l’Imaginaire, soit les fantasmes et les représentations), il devrait vous être possible d’articuler mon cheminement sur ce thème de la création avec vos réflexions et plus spécifiquement la relation d’aide en général et la pratique rééducative en particulier (votre praxis).
AVANT-PROPOS
Avant de me lancer, je voudrais citer Maurice Blanchot : “ Angoisse : horreur de tout ce qui la nomme et, la nommant, l’identifie, la glorifie. Elle veut cela, qu’on ne parle pas d’elle et que, comme, dès qu’on parle, c’est elle qui parle, on ne dise rien. ”1
Il serait tentant de remplacer le terme d’angoisse par celui d’innommable pour que cet aphorisme donne un éclaircissement et une réassurance, à savoir que le sujet abordé est consubstanciellement insaisissable.
Par quel bout prendre cette question de l’innommable ?
Je vois deux angles d’approche :
1/ Celui de l’espèce humaine ;
2/ Celui de l’individu.
Ces deux points de vue se rejoignant de toute façon, puisque au-delà de nos spécificités individuelles, soit notre condition de sujet, nous avons tous en commun un fond qui s’origine dans notre évolution en tant qu’espèce, évolution qui n’est pas que biologique, mais évidemment psychique.
Essayons d’abord de cerner ce que le psychisme pourrait être.
Nous pourrions nous représenter la réalité psychique comme une quatrième dimension de la matière/énergie : le minéral (assimilable à l’atomique) ayant engendré le végétal, soit une capacité – sorte d’intelligence technologique – des cellules à interagir en collaboration pour le compte d’un même organisme, ayant lui-même engendré l’animal, doué pour les espèces supérieures de capacités cognitives importantes, ayant lui-même engendré le psychique – son originalité majeure étant peut-être la capacité à la représentation, donc à l’anticipation, donc à une vie intérieure indépendante, donc à une mémoire à long terme, donc finalement l’invention du temps – dont l’homme serait le véhicule.
Ou encore l’atomique/moléculaire ayant engendré le biologique (la vie) ayant engendré le psychique qui commence d’ailleurs actuellement à prendre une sorte d’autonomie au travers du monde virtuel qui existe depuis longtemps dans la gigantesque mémoire collective que sont les livres, à la différence fondamentale cependant que la mémoire informatique peut voyager par les ondes et permet des capacités de stockage incroyables sur des supports de plus en plus minuscules. (Nous pouvons tout à fait imaginer que l’invraisemblable quantité d’informations stockées dans l’immense mémoire collective qu’est Internet associée à une technologie informatique de plus en plus performante, devienne progressivement autonome comme détachée de l’homme, devienne en quelque sorte l’émanation la plus récente de la psyché humaine avec cette particularité inimaginable qu’elle pourrait nous échapper.)
Un peu de science-fiction : si par miracle, l’être humain arrivait à survivre à son agressivité meurtrière, et qu’il devait quitter notre navire Terre pour des raisons programmées (le Soleil s’éteindra dans quatre milliards d’années), son Arche de Noé du futur ressemblera plutôt à une exportation de toute sa mémoire vers d’autres mondes que par le déplacement d’individus à l’aide de vaisseaux spatiaux. Cette projection dans un avenir impensable, aussi farfelue puisse-t-elle paraître, me semble intéressante pour se représenter le miracle de l’émanation du psychisme, dernière invention terrestre du biologique. Le miracle de l’invention de l’âme humaine : je rappelle ici que Freud n’a quasiment jamais employé du terme de psychisme (psychismus en allemand), mais de celui d’âme (die Seele en allemand).
Je viens de parler de matière/énergie, or il est intéressant de noter que l’étymologie du mot “ âme ” vient du latin “ anima ” qui signifie “ souffle ”. Souffle qui, dans le système taoïste, est synonyme d’énergie en provenance du vide. Très proche de la définition lacanienne du désir prenant sa source dans le manque, le trop-plein devenant du même coup une sorte d’anti-désir. Freud en avait évidemment parlé, certainement en termes moins métaphoriques, puisque pour lui, il paraît assez évident que le désir prend sa source dans l’Œdipe, à une époque de la vie où le petit humain ne peut rien réaliser du tout de ce point de vue ; donc pour ce qui est du manque ! L’Œdipe restant une structure active au sein de l’appareil psychique, les désirs (qui dérivent tous d’Œdipe) sont donc fondamentalement irréalisables. Notre vie repose ainsi sur un manque fondamental, une béance, un vide d’où peut émerger le souffle. Le plein ne pouvant donner lieu à aucune mise en mouvement. Se plaindre de la souffrance qu’engendrent nos sentiments d’insatisfaction, bien qu’humainement ceci paraisse parfaitement légitime, est une erreur d’appréciation car il s’agit là de la preuve que notre vie psychique est active… que nous sommes en vie et désirants.
INNOMMABLE ET ÉVOLUTION DE L’ESPÈCE HUMAINE 2
Aux temps les plus reculés, notre ancêtre encore très proche des grands singes3, aux prises avec des conditions de vie dangereuses, vivait probablement des peurs parfaitement fondées.
Au cours de l’évolution, l’énorme potentiel cognitif humain s’actualisa dans le développement technologique (l’intelligence formelle), mais aussi dans le langage, l’imagination et les sentiments, pour donner forme à une vie intérieure (le monde psychique) et à la civilisation.
En opérant ce saut considérable de la nature vers la culture, l’être humain gagna une parcelle de liberté sur les contraintes de l’environnement sauvage, mais au prix d’une aliénation névrotique : celle de vivre des peurs à l’égard de son monde intérieur perçu comme un inconnu redoutable. Peurs évidemment non fondées puisque relevant de l’imaginaire et ne renvoyant à aucun danger réel.
Ainsi, l’homme, en percevant intuitivement, toutes cultures confondues, qu’un monde intérieur soumis à des forces irrépressibles et mystérieuses influençait sa vie en agissant sur son esprit et son corps, développa des peurs coupées d’une réalité qu’il devient alors pertinent de qualifier d’angoisses.
Ces angoisses le poussèrent, pour tenter de s’en débarrasser, à une éjection de son monde intérieur vers l’extérieur en le mettant en scène dans des grands systèmes de représentations (mythologies, religions, croyances diverses) inspirant alors les grandes œuvres plastiques, littéraires et musicales. Dans un mouvement plus maîtrisé, les philosophes, en élaborant les grandes réflexions métaphysiques, tentèrent avec ténacité d’ébranler ce roc d’ignorance que nous pouvons d’ores et déjà soupçonner d’avoir un rapport étroit avec l’innommable.
Freud, en inventant la psychanalyse, ne fit pas autre chose, à la différence près (différence de taille cependant) que ce fut le premier à étudier rationnellement ce monde intérieur et les forces qui s’y jouent, et à nommer “ inconscient ” cet inconnu qui agit à l’insu de l’homme, uniquement saisissable au travers de ses manifestations (sublimations, rêves, fantasmes, délires, hallucinations, actes manqués, symptômes et répétitions). Il nous légua des outils théoriques de compréhension de cet inconscient, ensemble d’élaborations auquel il fut obligé d’adjoindre le préfixe “ méta ” pour en faire sa métapsychologie, qui signale à nouveau que l’objet étudié est un au-delà des apparences4.
Ce que je trouve remarquable dans cette évolution est une incapacité permanente de l’être humain à nommer ce qui le tenaille de l’intérieur, en tout cas depuis que l’intériorité, donc le psychisme, a commencé à entrer dans son évolution.
Il a toujours eu recours à la figuration (les œuvres picturales, sculpturales, les ornements du corps dont les bijoux, figuration utilisée même dans les grands mythes où le langage est polysémique et métaphorique en procédant par analogie, déplacement, évocation, énigme sans jamais parvenir à nommer).
Ce lieu psychique difficile, voire impossible à nommer, peut être envisagé comme une zone d’ombre que le sujet qui en est porteur rencontre ou pas.
D ’une rencontre peut surgir la nécessité irrépressible d’éclairer cette zone, mettant alors en tension tout l’être vers cette quête. Quête qui peut emprunter divers chemins dont celui, en particulier, de la création.
Donc ici nous pouvons peut-être repérer un premier point concernant l’innommable.
L’innommable a un rapport avec une intériorité qui fait peur parce que le langage est toujours insuffisant à la circonscrire.
Il s’agira donc d’essayer de cerner l’objet de cette intériorité si on veut s’approcher d’un peu plus près de l’innommable.
FONCTION DU SYMPTÔME
A coup sûr, les projections de cet innommable dans les créations artistiques permettent beaucoup mieux aux humains de s’y reconnaître, comme si toute création recelait en elle un méta-langage au même titre que les symptômes névrotiques qui relèvent de la même logique.
J’illustrerais ce métalangage à l’aide d’une symptomatologie spécifique : je pense aux phobies qui montrent parfaitement la formation de symptôme, presque de façon caricaturale. La phobie qui est une sorte de réceptacle d’une peur intérieure expulsée et fixée sur un objet de la réalité extérieure est en quelque sorte une victoire psychique – je veux dire en tant que ruse – sur cette peur de l’innommable ; là, “ l’objet insaisissable ” devient parfaitement nommé (une araignée, une souris, une chambre noire, un avion, etc.). Ce n’est pas pour rien qu’à vouloir débarrasser quelqu’un de sa phobie (les thérapies cognitivo-comportementales sont, paraît-il, très efficaces pour débarrasser les gens de leurs phobies), on risque de le plonger dans une angoisse ou d’induire une autre symptomatologie. Éliminer une phobie sans en extirper la peur dans laquelle elle s’origine me paraît totalement illusoire, voire dangereux (un symptôme est vital tant que le sujet n’a pas d’autre moyen pour satisfaire ses pulsions et fuir son angoisse). De s’attaquer de front à un symptôme sans chercher à en désamorcer les racines est du point de vue psychanalytique un viol psychique ainsi qu’une aberration thérapeutique.
A ce point de notre cheminement, nous pouvons donc dire que l’innommable serait un reliquat, une chose intérieure qui échappe au langage parlé totalement défaillant, mais qu’en revanche il existe un métalangage où cette chose est susceptible d’être saisie, où une trace est parfaitement visible pour qui peut la voir, en particulier pour ce qui nous intéresse ici, à savoir dans la création artistique.
INNOMMABLE ET DÉVELOPPEMENT DE L’ENFANT.
LES ORIGINES DE L’INNOMMABLE
Pour reprendre le fil de mon raisonnement en s’intéressant maintenant au destin de l’individu, j’aurais tendance à penser que l’innommable a un rapport étroit et complexe avec des traces de la mémoire très archaïques et tout à fait vivaces dans les schémas d’apprentissage inconscient, donc impulsant notre vie consciente.
Cette zone psychique relativement floue à cerner préoccupe d’ailleurs depuis toujours les psychanalystes, surtout ceux qui se sont intéressés de près à la folie. Et toujours les définitions restent difficiles, imprécises, parlent toujours d’un avant la représentation mais qui serait déjà une sorte de représentation, d’un avant l’affect mais qui ne serait déjà plus vraiment de la sensation pure (donc de la biologie pure), etc. Il y a eu Melanie Klein qui a tracé la voie après Karl Abraham et considérait que tout était joué dès l’âge de un an, Wilfrid Bion avec ces éléments bêtas qui tentent de mettre en équation des “ vibrations ” psychiques très élémentaires. En France, par exemple Paul-Claude Racamier lorsqu’il parle de son fantasme non-fantasme ou son objet non-objet ; Jean Bergeret lorsqu’il aborde la notion de violence fondamentale, Julien Green avec son concept d’hallucination négative, Jacques Lacan avec ses concepts de chose et surtout de Réel.
Quant à moi, je me suis efforcé dans mon travail sur l’angoisse de trouver une angoisse primitive dans ce que je définis comme angoisse-tension et pré-angoisse. Pourquoi cette tendance à chercher des origines d’avant le mot, des origines des origines alors que la psychanalyse consiste à travailler avec les mots.
Je pense que cette recherche est en rapport avec des difficultés insurmontables que rencontrent certaines cures analytiques qui viennent totalement contredire le principe de plaisir. Hiatus entre la pratique et la théorie que Freud avait assez facilement, à mon goût, évacué en supposant sa pulsion de mort. L’innommable est une zone d’ombre sur laquelle s’investissent avec force certains chercheurs de l’esprit parce qu’elle échappe en permanence à une réelle saisie, en particulier dans la cure analytique.
Je voudrais citer ici, pour exemple, Elisabeth Roudinesco qui, dans sa biographie de Lacan écrit :
“ L’interprétation faite par Lacan de la pensée de Lao-tseu était un peu de même nature que celle qu’il avait donné du commentaire heideggerien du logos d’Héraclite. Il s’agissait, une fois de plus, de montrer que l’un était source de multiple au-delà des existences concrètes. Si le Tao est connu comme un vide suprême, c’est-à-dire comme un ineffable qui n’a pas de nom, il émane de lui un souffle primordial : l’un. Et cet un engendre le deux, incarné par les deux souffles vitaux du yin (force passive) et du yang (force active). Entre les deux et les dix mille êtres se trouvent le trois, ou vide-médian, qui procède lui-même d’un vide originel, seul capable de faire le lien entre le yin et le yang. C’est cette notion de vide-médian qui sera utilisée par Lacan pour sa nouvelle définition du réel dans le cadre de sa théorie des nœuds ”.5
Lacan est, c’est un euphémisme, assez loin ici du mot, lui qui pourtant l’avait fortement réintroduit en psychanalyse sous la forme de son concept de signifiant. Illustration supplémentaire que le mot n’est pas le tout de l’homme et qu’il existe en arrière-plan un immense territoire psychique à explorer dont l’innommable.
Je pense que l’innommable est organisé. En rapport avec la folie, il est parfaitement connu que le sujet souffrant (c’est particulièrement manifeste dans la schizophrénie) plonge dans des angoisses “ impensables ” (Donald Winnicott), des angoisses de dépersonnalisation et de néantisation… des angoisses de se diluer dans un néant sans limites. J’émettrais l’hypothèse que ces angoisses, dans la mesure où, pour chaque sujet, elles prennent toujours la même forme (une gestalt) et se manifestent de façon identique selon les mêmes facteurs déclenchants sont bien la preuve d’une organisation, voire chez le psychotique d’une organisation particulièrement pérenne et solide. L’immense difficulté rencontrée dans les psychothérapies des psychoses pourrait témoigner de ces espèces de formes psychiques très difficiles à faire évoluer. Et ce n’est pas parce que cette organisation se trouve être probablement extrêmement complexe, qu’il faut, à mon avis, n’y repérer que du chaos (vision assez classique de la folie).
Illustrons : ce n’est pas parce qu’un bâtiment est mal construit et risque de s’écrouler que sa structure n’existe pas ; il a simplement été mal construit par des personnes négligeantes ou incompétentes. Dans le même esprit, un bébé peut mal se construire au contact de parents incompétents et défaillants.
Donc l’innommable ne serait pas une zone de la psyché uniquement chaotique, ni une sorte de néant sans limites et frontières, ni un abîme sans fond dans lequel nous pourrions nous perdre. Si risque de perte il y a, c’est une structure mal fichue qui est à mettre en cause et non pas une absence de structure : autrement dit, je pense qu’une fragilité particulière chez un sujet, et plus spécialement la folie où règnent dissociation et confusion, viendrait s’originer dans une zone psychique qui serait alors elle-même folle, impossible à gérer parce que par exemple totalement paradoxale dans ses injonctions ou dans ces affects.
Il est parfaitement connu que le double-bind (la double contrainte) est la source de la folie. Exemple très simple : un bébé voudrait des câlins parce qu’il se sent en insécurité, demande à laquelle la mère répond en donnant à manger, puis pour enfoncer le clou, lui affirme qu’il a faim ; il est évident que si ce genre de dynamique relationnelle existe, le bébé, puis l’enfant, subira ce régime d’injonctions contradictoires au quotidien, donc des milliers de fois tout au long de son développement. Je vous laisse imaginer le reste quant à l’équilibre psychique du futur adulte.
C’est Freud lui-même qui parlait d’un “ gegenstand ” pour permettre à un enfant de grandir, c’est-à-dire d’un objet externe solide : il faut que l’enfant soit confronté à du “ consistant ” et du “ contenant ” ainsi qu’à de la cohérence. Quand on dit qu’un enfant doit être aimé pour pouvoir se développer… oui c’est vrai… mais avec cette condition de cohérence et de réelle bienveillance pour l’avenir de l’adulte en devenir, amour qui n’a rien à voir avec une quelconque mièvrerie, ni une lâcheté laxiste. Aimer un enfant, c’est vouloir lui donner une structure psychique qui lui permettra de grandir et de devenir autonome. Dans le cas contraire, “ l’amour peut devenir un crime parfait ”.6
La bonne volonté, les bons sentiments, les bonnes conduites importées et plaquées sans être comprises (morale religieuse, philosophique et même psychanalytique) n’y changeront rien ; seule la pensée est efficace en la matière : je veux dire une acceptation consciente de l’existence d’un inconscient et de ses forces contradictoires. Et ça ne va pas de soi !!! du moins chez nous en Occident.
L’époque actuelle en est une bonne illustration : bien qu’on appelle à la rescousse la psychanalyse à tout propos, notre société dite libérale est la première à juger et mépriser les individus, la première à les transformer en marchandise corvéable et malléable à merci, en fait la première à pointer avec sévérité la moindre contradiction, la moindre défaillance (en fonction de ses propres critères de productivité et d’efficacité immédiate) comme une véritable trahison à l’égard de l’idéal de puissance qui anime l’ultracapitalisme, finalement la première à postuler que chaque individu est parfaitement maître de ses agissements et que s’il défaille, il le fait volontairement pour “ saper ” la collectivité et le moral du consommateur. (Parenthèse : n’est-ce pas l’aspect le plus iconoclaste des enseignements freudiens ? qu’en fait nous ne maîtrisons que peu de choses de notre vie. Proposition intolérable pour notre orgueil. Freud, qui avait beaucoup d’humour, avait inventé une histoire à ce sujet. Il dit, je cite de mémoire, que l’être humain ressemble tout à fait à un cavalier qui, après avoir chevauché un cheval fou qui essaye de le désarçonner, et avoir réussi à rester en selle par miracle, tire alors la situation à son bénéfice, et se vante devant les témoins de la scène d’être un cavalier d’exception capable de faire exécuter des figures extraordinaires à sa monture.)
Nous pouvons ici faire un pas supplémentaire dans une tentative de délimitation de l’innommable, à savoir :
Que l’innommable a un rapport avec une intériorité qui fait peur parce que le langage articulé est insuffisant à la circonscrire, mais qu’il est niché dans une zone de la psyché organisée en interaction complexe avec des traces mnésiques inscrites au cours de vécus archaïques.
Comment pourrait-on supposer cette organisation, cette structure de l’innommable ?
Venons-en à la construction du psychisme chez le petit enfant.
Au début est la sensation, la sensation pure, donc le corps. Sensation externe mais aussi interne (cénesthésique et kinesthésique).
Boris Cyrulnik, dans son interprétation éthologique, décrit cet univers pour le fœtus dans les termes suivants :
“ Dès l’origine de la vie psychique, le monde se polarise en un univers de sensations familières, où le bébé palme avec les mains et change doucement de posture quand sa mère parle, et un univers de sensations étranges, où il sursaute, accélère son cœur, se recroqueville ou se tétanise quand sa mère crie et souffre, ou quand l’environnement transmet des sensations stressantes (bruits, chocs, froid) qui contractent l’utérus et changent le biotope fœtal. L’angoisse et la sécurité sont donc les premiers affects qui structurent l’écologie utérine ”.7
En fait l’univers du fœtus, puis du nourrisson (je ne fais pas de différences fondamentales entre les deux situations, la naissance ne représentant pas pour moi une rupture aussi grande que beaucoup d’auteurs ont bien voulu dire8) se divise assez simplement du point de vue de son ressenti : le plaisir et le déplaisir.
Je vais essayer de vous exposer comment j’envisage la genèse du désir, donc des représentations et des affects, donc de la pensée et finalement du langage.
Ou dit autrement, comment du petit animal qu’est le nourrisson va émerger le petit humain, véritable métamorphose de la naissance du psychisme où d’un appareil cérébral va se dégager progressivement la dimension animique humaine. Saut phénoménal du bébé qui, à son niveau, passe de la nature à la culture à une vitesse inouïe, travail autrement plus périlleux que celui de la naissance proprement dite9. En fait, le bébé ne fait ni plus ni moins que de muter de l’animalité vers l’humanité en contractant des millions d’années d’évolution qui ont été nécessaires à l’avènement de l’homo sapiens sur la planète Terre.
En arrivant à visualiser l’incroyable complexité de cette épopée, nous ne pouvons alors pas être étonnés de l’infini respect que les adultes devraient avoir à l’égard des enfants car nous comprenons dans ce cas l’extrême sensibilité de cette évolution et la source fondamentale des souffrances existentielles des humains.
La véritable humanité commencera (peut-être) quand les humains auront du respect pour ce processus extraordinaire qui, pour le moment, n’est vu que d’un point de vue cognitif (l’intelligence formelle, donc les performances, d’où des protocoles expérimentaux du type “ comparons les performances d’apprentissage d’un bébé avec celle d’un chimpanzé ” et la folie de l’évaluation qui infiltre toute notre organisation sociale et plus spécifiquement l’école avec les conséquences que nous connaissons : maladies du stress, développement galopant des situations d’échec et mise à l’écart de toute une partie de la population, situations de travail insoutenables10, etc.
J’illustrerai mon propos en soulignant que si les théories cognitives font le pain quotidien des chercheurs en méthodes éducatives, en fait d’apprentissage, et cela depuis longtemps (par exemple Jean Piaget fut, totalement indépendamment de sa volonté d’ailleurs, à la source de nombreuses méthodes d’apprentissage), le référentiel psychanalytique reste toujours très marginal en la matière et jamais soutenu par les services publics. De permettre à des enfants de devenir des adultes un peu plus conscients, de leur permettre de mieux penser par eux-mêmes et d’avoir un esprit critique serait-il gênant ?
Mais revenons plus précisément à la construction du psychisme chez le petit enfant.
En rapport avec la construction du psychisme chez le petit d’homme, je voudrais essayer de vous faire appréhender les “ glissements progressifs du plaisir ”11, aux prises avec les métamorphoses des pulsions et leur évolution du besoin vers le désir, c’est-à-dire, du corps vers le psychisme.
Comme je l’ai déjà signalé, la gamme de sensations corporelles du nourrisson pour ressentir son degré de bien-être se restreint à deux réactions essentielles, le plaisir et le déplaisir, réactions coordonnées aux expériences agréables ou désagréables. Le prototype de cette dynamique du principe de plaisir est tout concentré dans la faim-déplaisir qui appelle le besoin de téter pour atteindre la satiété-plaisir. Les manifestations en restent également très simples : le bébé insatisfait, éprouvant du déplaisir, gesticule, s’agite, se raidit, pleure et crie. Sa vie, entièrement sous la dépendance des besoins biologiques de son organisme, est monotone et rythmée par des associations toujours identiques entre des mêmes stimuli et des mêmes réponses. Ceci est très important : au début de la vie, les excitations internes seront pratiquement toutes ressenties désagréablement car le nourrisson est incapable de soulager sa tension interne par luimême. Intervient ici la mère qui est, on le comprend facilement, dotée d’un pouvoir phénoménal sur le bébé (de vie ou de mort). La pulsion, ici d’autoconservation et sexuelle-orale (tout l’érotisme du nourrisson se concentre au niveau de la bouche), trouve :
1/ sa source et sa poussée dans la sensation de faim ;
2/ son but dans la satisfaction de cette tension ;
3/ l’objet étant alors la mère (ou son substitut), le seul qui peut amener
cette pulsion à réduire sa tension.
Je pense qu’il est intéressant d’essayer de se figurer la pulsion comme un pseudopode qui cherche l’objet pour satisfaire son but : ici la mère est comme prise dans un lasso pulsionnel et il est préférable qu’elle soit capable d’un amour oblatif à l’égard de son enfant pour ne pas se sentir prisonnière de ce mécanisme fusionnel nécessaire au démarrage de la vie, j’entends d’être dans une relation déficitaire pour elle à ce moment dans la relation.
Heureusement que l’illusion sauve tout : les regards et les mouvements du bébé vers la mère sont rapidement interprétés par elle comme un retour d’amour et de reconnaissance éperdue. En réalité, il ne s’agit encore que de réflexes biologiques vides de sens d’un point de vue psychique, l’amour (et la haine) ne venant que plus tard avec la naissance du désir.
A ce niveau de la gestion du plaisir selon les mouvements de la satisfaction des besoins d’autoconservation, je situe personnellement ce que j’ai appelé l’angoisse-tension, soit la plus archaïque et la plus innommable : je veux dire que définir l’objet de l’angoisse est quasiment impossible puisqu’il s’agit essentiellement d’un mécanisme de gestion du plaisir, en fait un mécanisme économique n’ayant pas de rapport avec une peur. En gros, à chaque augmentation d’un besoin, pour peu que la réponse maternelle tarde (et il est difficile de concevoir que la mère soit toujours et systématiquement en totale adéquation avec son nourrisson), le bébé apprend très vite à anticiper la perspective d’une souffrance (celle de la faim), cette anticipation se traduisant par une mémorisation de la tension douloureuse qui deviendra rapidement une angoisse. Cette angoisse, si la relation mère-enfant fonctionne vraiment mal, peut virer en une attente insupportable dans un état d’impuissance psychobiologique, dans un état que Freud a décrit par l’Hilflosigkeit (état de détresse absolue, ce que traduit préférentiellement le terme d’origine théologique de déréliction [même abandonné de Dieu] ).
Donc ici la dynamique du plaisir est encryptée dans une dynamique pulsionnelle répondant essentiellement à des nécessités d’autoconservation du corps, donc des besoins.
Progressivement, le bébé, parallèlement à son développement cérébral extrêmement actif, donc parallèlement au développement de ses compétences sensorielles, psychomotrices et cognitives, va associer les moments de plaisir (et de déplaisir) d’abord à l’objet-sein (ou son substitut), puis à la personne porteuse de ce sein (ou son substitut). D’une relation au départ fusionnelle (le bébé ne fait pas la différence entre lui-même et son monde environnant) et somme toute assez simple, dans un mouvement d’individuation/séparation, le bébé tout en se séparant de sa mère, ou dit autrement tout en prenant conscience de son existence en tant qu’objet à part entière, va dans un mouvement inverse s’en rapprocher d’une façon différente. Nous pourrions dire que le bébé, en perdant l’objet-sein et les plaisirs archaïques qui lui sont associés, gagne une mère en tant que personne différente de lui en même temps qu’il se perçoit lui-même aussi comme une personne. En fait la relation change imperceptiblement de nature, tout y devient beaucoup plus complexe, plus riche : l’appareil psychique est en pleine naissance. Les deux partenaires y gagnent, même si souvent cette individuation/séparation est vécue de façon dramatique. (Ce drame, s’il a lieu, n’est rien d’autre que la projection maternelle de sa propre individuation/séparation qui fut mal supportée. Il s’agit ici d’un bel exemple d’hérédité psychique et de transmission transgénérationnelle d’une pathologie. Bel exemple aussi de la façon dont l’enfant est l’otage d’une névrose parentale.)
Que se passe-t-il ?
En associant progressivement le plaisir à des vécus, d’abord purement corporel (pure sensation), puis perceptif (par exemple associer la sensation de satiété à la perception de la voix maternelle pour devenir une sensation-perception : “ je suis rassasié mais ce plaisir seul est devenu insuffisant et je veux maintenant entendre maman me parler ”), puis psychique (“ j’ai faim et je suis capable de me représenter dans l’anticipation tous les plaisirs qui vont accompagner la tétée, par exemple des échanges vocaux, des jeux, etc. ”), le besoin va devenir totalement insuffisant à satisfaire la pulsion. Si l’indigence de l’environnement ou de graves défaillances devaient rendre cette opération impossible, les lignes de force qui président à la formation de l’appareil psychique sont alors mal engagées : le destin peut devenir psychotique et/ou pervers car le développement cognitif s’appuiera sur une structure psychique appauvrie et incohérente. Autrement dit, dans ce cas, l’intelligence formelle se fait l’alliée soit de la folie soit de la perversion.
La plus-value (la mesure quantitative en quelque sorte) qui deviendra de plus en plus indispensable pour nourrir la psyché du bébé, donc le plaisir et la satisfaction de la pulsion, correspond selon moi très exactement au désir. Donc le désir est une force, s’appuyant sur la pulsion, qui cherche à reproduire des expériences de satisfaction psychiques précoces. C’est pourquoi le besoin est du côté du corps et le désir du côté de l’esprit.
L’énorme différence économique entre ces deux modalités de satisfaction du principe de plaisir est fondamentale : si le besoin peut être satisfait, le désir est par définition impossible à satisfaire car sujet à des imprécisions typiques du psychisme et s’étayant précisément sur le souvenir de la satisfaction du besoin. Je veux dire qu’à partir du moment où le désir est en place, donc les fantasmes, les représentations, les affects, en fait la pensée, même si elle reste élémentaire au début, l’individu n’en aura plus jamais assez, l’objet de son désir restant soit impossible (car fixé, comme par exemple pour les désirs œdipiens), soit de toute façon fuyant et impossible à repérer précisément car pris en tenaille entre le souvenir précis et simplissime de la satisfaction du besoin et l’espérance d’y arriver par une satisfaction purement psychique.
Nous pourrions en tirer la leçon suivante : le désir est vital pour avancer ; l’objet du désir doit rester dans l’ombre. Accepter cette réalité : est-ce cela accepter la castration ? Dit plus prosaïquement : il est nocif de croire que le désir est réalisable et il est particulièrement salutaire de se contenter d’en avoir, du désir, même s’il doit invariablement conduire à des frustrations et des déceptions qui permettront justement de recharger les batteries désirantes.
Il me semble important de noter à ce stade de notre réflexion qu’une fois le désir en place, il devient aussi vital pour un être humain de tenter de le réaliser que le besoin l’est à l’origine pour permettre au corps de vivre. Donc, une fois l’appareil psychique constitué, il devient une entité (bien sûr totalement articulé au corps) qu’il faut nourrir au même titre que les cellules biologiques. Mon assertion pourrait paraître une lapalissade mais il me semble que la psychanalyse permet mieux de cerner les racines tout de même assez extraordinaires de ce phénomène : qu’en quelque sorte une émanation de la (psycho)biologie humaine devienne un véritable corps à part entière, mais un corps psychique qui pourrait nous paraître virtuel et n’est pas moins aussi réel qu’un morceau de matière (allez dire, par exemple, à un[e] dépressif[ve], alors que rien dans la vie réelle ne motive sa descente aux enfers, que son insupportable souffrance est virtuelle !).
Pour résumer ce que je viens de développer, je dirais que selon la gestion du plaisir/déplaisir par le tout petit enfant12, se structure
1/ soit le désir qui pousse à vouloir alors répéter les expériences de satisfaction ;
2/ soit l’angoisse qui de simple anticipation d’une tension douloureuse (angoisse-tension) à venir devient de plus en plus élaborée pour aboutir au signal d’angoisse devant une poussée désirante (ce que j’ai appelé l’angoisse-peur car le sujet est sensé repérer un objet de désir qui lui fait peur).
Il me paraît très important de noter que le différentiel de plaisir entre la mémorisation de la satisfaction du besoin par rapport à une tentative de réalisation du désir se traduit de toute façon par un déficit de plaisir qui poussera le sujet à tenter de le combler par des remises en route permanentes de nouveaux désirs.
Ceci est considérable car il devient possible de comprendre toute la dynamique vitale des humains, et en particulier pourquoi il peut être particulièrement redoutable qu’un sujet trouve un objet de satisfaction qui le comble. Ce comblement risque de stopper toute la dynamique vitale en alimentant un sentiment de complétude. Pourquoi vivre si nous ne désirons plus rien ? La mort peut alors se manifester par une mort psychique, par une sorte de minéralisation de l’individu ou une mort physique via une maladie ou un suicide (authentique ou sous la forme masquée d’un acte manqué).
Tentons ici encore un pas supplémentaire pour un peu mieux cerner ce que l’innommable pourrait recouvrir en terme de noyau psychique non refoulé, le refoulement ne s’activant réellement qu’une fois toute la dynamique désirante bien structurée et donc le matériau dont elle se nourrit, soit des représentations, des affects (l’amour et la haine étant les éléments primaires), donc des fantasmes, et finalement une pensée (aussi archaïque soit-elle au départ).
Rappelons ici succinctement que le refoulement est un mouvement du conscient vers l’inconscient, une défense particulière du sujet devant des manifestations psychiques qui lui sont intolérables.
Pour qu’elles soient intolérables, encore faut-il qu’elles puissent être mises en scène, l’instance du préconscient jouant ici un rôle prépondérant. Donc le refoulement est un mouvement défensif déjà très secondarisé et qui ne répond pas au fonctionnement de l’archaïque.
Je pense ainsi que l’innommable n’est pas refoulé car :
1/ organisé bien avant la structuration du moi du sujet ;
2/ ne pouvant pas donner lieu à une saisie dans la mesure où il s’agit essentiellement de mécanismes mémorisés de gestion du plaisir/déplaisir bien avant la formation du mot chez le petit enfant. Il est tout à fait possible d’imaginer que la fantasmatique associée à l’innommable, quand elle existe, reste très floue et vague. Je pense à certains rêves que nous pouvons faire et dont la scénarisation est impossible : nous nous souvenons d’une ambiance, d’un climat, de sensations parfois très fortes (chaud, froid, densité, légèreté, etc.), d’images éventuellement élémentaires (quasiment abstraites), mais il est impossible de raconter le rêve.
En fait, l’innommable est proche de la pulsion dans sa dynamique la plus archaïque, pulsion qui, dans les manifestations psychiques est difficilement reconnaissable, sinon par un raisonnement récurrent, par inférence.
Exemple : une mère aime “ à la folie ” son enfant au point de l’étouffer. Un psychologue dira que cette mère est possessive, ce qui reste gentillet. Un psychanalyste pensera immédiatement pulsion d’emprise avec tous ses avatars, la pulsion d’emprise étant une spécialisation de la pulsion d’agression, voire étant une pulsion de meurtre. Et les faits parleront dans ce sens, soit que l’enfant meurt effectivement (mort subite du nourrisson, maladie infantile, tendance suicidaire), soit qu’il évoluera dans un état d’aliénation dans une situation névrogène voire psychogène (soumis au désir maternel), soit dans une lutte à mort pour survivre (donc une révolte à vif qui risque d’évoluer vers quelque chose de difficile à vivre). Toujours est-il que dans cet exemple, si on regarde la dynamique pulsionnelle, il est clair que la pulsion maternelle se sert de l’enfant pour se satisfaire, et dans ce sens sous le vocable “ amour ”, on voit à l’œuvre un processus de prédation et cannibalique : il n’y a aucun amour là-dedans. Ainsi lorsqu’on épluche tous les mécanismes de déformations qui cachent l’intentionnalité véritable de la pulsion (surtout à ne pas confondre avec une intention consciente), qu’elle vienne de l’intérieur ou de l’extérieur, on tombe sur l’innommable. Pour tenter de vous convaincre de la réalité de la pulsion, bien qu’elle soit totalement invisible (c’est pourquoi Freud parlait de la théorie des pulsions comme d’une mythologie psychanalytique), je continuerai l’exemple ci-dessus en le prenant différemment. Imaginons maintenant qu’une personne soit animée par une pulsion d’emprise particulièrement vive. Peu importe la forme qu’elle prendra, discrète (sollicitude anxieuse par exemple sous la forme d’obséquiosité) ou très bruyante (érotomanie par exemple avec harcèlement véritable), le sujet qui sera pris dans cette pulsion de l’autre développera rapidement une envie de fuir irrépressible car se sentant en danger ; il ne saura pas nommer pourquoi, mais même en se raisonnant, son intuition l’informera d’une réalité ici objectivement insupportable, à savoir qu’il risque fort de se faire cannibaliser par l’autre.
Je complète ici ma tentative de définition de l’innommable :
L’innommable a un rapport avec une intériorité qui fait peur parce que le langage articulé est insuffisant à la circonscrire. Niché dans une zone de la psyché organisée et encryptée dans des réseaux de sensations-perceptions en rapport étroit et complexe avec des traces mnésiques inscrites au cours de vécus archaïques, l’innommable n’est pas refoulé (pas refoulable en fait) mais agit à bas bruit à l’arrière plan des manifestations de la psyché, qu’elles soient purement psychiques, psychosomatiques ou psychomatérielles.
INNOMMABLE ET CRÉATION
Revenons un instant sur les structures élémentaires du psychisme afin de tenter de comprendre qu’elle pourrait être la racine du processus de sublimation, seul processus psychique d’élaboration des pulsions que nous pourrions qualifier de véritablement sain mais sûrement bien moins efficace qu’une bonne névrose pour fuir l’angoisse. Est-ce cela le choix humain ? Être aliéné et se sentir “ tranquille ” dans un univers restreint… parfois très restreint, soit grâce à un refoulement névrotique “ réussi ”, soit en faisant payer les autres de son incapacité à vivre via la perversion, ou être libre mais devoir affronter l’angoisse.
En effet, les pulsions, sous l’influence de l’angoisse essentiellement inconsciente, supportées par le besoin et/ou le désir, peuvent suivre des destins radicalement différents, du plus abject dans la perversion, en passant par le plus douloureux dans la folie, du plus aliénant et compliqué dans la névrose, du plus destructeur dans les maladies organiques, au plus noble dans la sublimation.
Imaginons le bébé en situation d’excitation pulsionnelle (la faim par exemple) dans l’attente que la personne nourricière vienne satisfaire son besoin. Nous avons vu qu’il allait structurer une angoisse (l’anticipation de cette attente douloureuse) plus ou moins forte selon l’intelligence (du cœur) de la situation de la part de la mère ou de son substitut. Parallèlement, sa croissance psychique lui offre des moyens de plus en plus sophistiqués pour tenter de résoudre son angoisse au fur et à mesure que son intériorité, son monde intime, se construit : c’est ce que nous avons défini comme l’évolution du besoin vers le désir. A un moment de son évolution, se poseront pour lui plusieurs options pour tenter d’échapper à la souffrance de l’angoisse chaque fois qu’un désir ou un besoin se fera jour. Soit, pour des raisons imputables à une relation mère-enfant défaillante, il sera dans l’impossibilité d’autonomie psychique d’élaborer son angoisse : il s’en remettra indéfiniment à un tiers avec le sentiment de solitude associé que l’on peut supposer. Soit, le bébé va devenir un chercheur et un expérimentateur psychique. Au même titre qu’il explore son environnement, il pourra explorer son imagination en s’inventant des histoires et des scénarii et il aura la possibilité de diminuer considérablement son angoisse. Ce processus d’enrichissement du psychisme par la création de représentations, d’affects et de fantasmes deviendra un patrimoine pour toute la vie du sujet. Juste une parenthèse : n’est-ce pas fondamentalement le travail d’une psychanalyse de vitaliser un appareil psychique qui était resté en panne précocement (ce que les psychanalystes nomment fixation dans leur jargon).
Exemple : “ moi, bébé, papa entrant du travail, j’ai très envie de jouer avec ce père ”. Le père ne peut pas (ou ne veut pas) répondre instantanément à cette demande. “ Moi, bébé, je suis alors submergé d’excitations internes mais heureusement, il y a longtemps que j’ai appris à les gérer en jouant avec mon esprit. Donc à ce moment, je peux soit émettre des cris auxquels papa répondra et ronger mon frein ainsi, soit prendre mon doudou (l’objet transitionnel) dans les bras et le transformer en un papa de remplacement en attendant, soit mettre une bonne raclée à mon doudou-papa pour le punir de ne pas répondre immédiatement à mon envie de jouer, etc. J’invente des combinaisons psychiques pour métaboliser mon excitation pulsionnelle ”.
Je pense qu’il s’agit ici du creuset de la sublimation : face à un afflux d’excitations que le bébé ne maîtrise pas dans un premier temps, il va apprendre à gérer cette souffrance en inventant, ce qui lui permettra de différer ces demandes de mieux en mieux en supportant les frustrations inhérentes à son état d’impuissance (n’oublions pas que le bébé est un véritable handicapé psychomoteur). Formulé différemment, face à un désir et/ou un besoin, de toute façon irrépressible, plutôt que de tenter de les annuler (mécanismes de défenses qui détournera alors la satisfaction pulsionnelle dans une autre manifestation de l’inconscient tel un symptôme par exemple), de pouvoir différer leur réalisation ou leur satisfaction, et ceci à répétition pour le bébé, donc dans le cadre d’apprentissage d’un processus, l’objet proprement dit de la pulsion perd de son importance en terme d’objet de plaisir, le plaisir se déplaçant progressivement sur l’attente de cette réalisation, espace d’attente dans lequel se produit l’essentiel, à savoir un travail de la pensée. Illustrons par un exemple simple de la vie : il me semble plus intéressant d’avoir appris à tromper sa faim (pour prendre un besoin élémentaire) en devenant gourmet plutôt que de devenir boulimique. Gourmet, c’est-à-dire prendre autant de plaisir dans l’attente (voire plus) lorsqu’on envisage d’aller dans un bon restaurant, ou alors lorsqu’on consulte un livre de cuisine dans le but de se mettre au fourneau pour des amis par exemple. Si comme le dit Freud, faisant référence au fait que la seule lecture des écrits analytiques ne remplacera jamais l’expérience vécue d’une analyse, la lecture d’un menu ne nourrit pas (et il est vrai que les besoins doivent être satisfaits), je dirais que l’absence de la lecture d’un menu risque d’amener à une satisfaction pulsionnelle coupée de toute dimension psychique : ça risque d’être très triste. La situation du créateur me paraît identique lorsqu’il ressent l’angoisse monter en lui car son désir de créer se fait jour, se met au travail : je pense alors que le plaisir de l’élaboration est autrement plus riche et plus intense que celui qui apparaît au moment où le projet est terminé.
Donc, en ce qui concerne l’angoisse de création, je situerais personnellement son origine dans ce que j’ai appelé l’angoisse-tension dans mon livre Freud et la question de l’angoisse, à savoir l’angoisse la plus archaïque : le sujet est submergé par un afflux d’excitations endogènes devant lequel il ne peut, dans un premier temps, faire face. Que cet afflux puisse ensuite prendre une forme secondaire extrêmement sophistiquée par la voie de la sublimation par le truchement d’un bouillonnement de pensées intellectuelles ou esthétiques chez un créateur, ne doit pas, à mon avis, nous leurrer sur la nature exacte de cette angoisse. Je pense qu’il s’agit d’une angoisse analogue à celle qui poussa le nourrisson à ses premières élaborations psychiques. D’ailleurs, la situation du processus de création ou d’interrogation existentielle est très proche de celle de la croissance psychique du bébé : il s’agit dans les deux cas de tenter de répondre à des “ énigmes ” qui s’imposent au sujet13.
Ainsi, on peut supposer que l’activité créatrice est le produit d’élaborations après-coup de soubresauts d’excitations qui sont la réminiscence de l’afflux d’excitations subi par le nourrisson ; ces excitations originellement biologiques qui n’avaient aucun sens pour le bébé avant qu’il puisse y raccrocher des élaborations psychiques. Autrement dit, l’activité créatrice pourrait bien être le résultat d’une perception d’un débordement d’excitations, et ceci même si les manifestations sont très élaborées sous la forme de réalisations qui pourraient laisser penser qu’il y a une maîtrise du phénomène. En fait, ces manifestations secondaires ne sont probablement que le produit “ fini ” d’excitations endogènes qui viennent de très loin et sont mises en forme, après-coup par le moi préconscient-conscient. L’activité créatrice a ceci de caractéristique qu’elle renvoie toujours le sujet vers une zone d’ombre de sa personne, comme si les élaborations en pensée ne permettaient en aucune manière d’épingler cette zone d’ombre.
Evidemment cette zone d’ombre correspond à ce que nous essayons de cerner ici : l’innommable.
En tentant de décrire quel pourrait être le processus de sublimation à la base de la création, je voulais mettre à jour comment l’innommable se trouve véhiculé des cryptes les plus archaïques de la psyché jusque dans la réalisation artistique.
Je pense qu’il reste toujours un fond d’insatisfaction chez tout créateur14. Insatisfaction vitale qui ne me semble pas uniquement correspondre à l’impossibilité intrinsèque de réaliser le désir, en particulier car nous avons peut-être plus à faire historiquement au besoin. Ne s’agirait-il pas aussi de l’impossibilité de maîtrise de cet archaïsme, et des traces mnésiques qui nous sont propres à chacun selon notre trajectoire, qui piquerait au vif l’orgueil du créateur, car il en faut de l’orgueil pour créer.
“ Gouffre d’insatisfaction dans lequel l’énergie se déverse. Transmuer cette énergie en créativité humaine est une activité vitale essentielle qui alimente la pensée et les grandes réalisations de l’humanité, ceci contre les satisfactions pulsionnelles brutes, contre la perversion, donc contre la barbarie. L’angoisse–tension que le sujet cherche perpétuellement à résoudre au travers, soit de ses interrogations existentielles, soit de ses activités créatrices confère, comme nous l’avons déjà vu, à ces dernières un caractère de nécessité vitale. Tout comme il est vital pour le nourrisson, afin qu’il gagne une autonomie vis-à-vis de sa mère, de tenter d’abaisser son angoisse-tension en élaborant psychiquement des représentations, des affects, des fantasmes, il est vital pour l’adulte de produire du sens avec ses excitations endogènes afin d’essayer de s’en affranchir et de ne pas être débordé par l’angoisse ”.15
Comme je l’ai dit précédemment, j’ai l’impression que nous sommes plus proche du besoin que du désir, en tout cas d’un mode de satisfaction pulsionnelle archaïque. L’hypothèse d’une faible élaboration de structuration psychique des excitations qui sous-tend la production d’angoisse de création me paraît trouver son illustration dans la “ gratuité ” et l’“ inutilité ” des activités qui en découlent. Il va de soi que lorsque je parle ici d’inutilité, je me place du point de vue des valeurs utilitaristes de notre société prosaïquement consumériste (raisonnement propre à la pensée opératoire définie par Pierre Marty [1918-1993], fondateur de l’Institut de Psychosomatique de Paris (IPSO), pensée qui constitue un déficit d’élaboration psychique ; autrement dit un défaut de symbolisation.)
Je fais donc référence ici à cette question consternante “ à quoi ça sert ? ” du consommateur zélé face à une œuvre d’art, une œuvre philosophique, un projet de science fondamentale, voire une création populaire telle qu’une chanson par exemple.
À force de la poser, cette question et de culpabiliser les créateurs en leur soulignant à gros traits leur inutilité sociale (sinon pour certains secteurs comme le cinéma commercial, à savoir de générer beaucoup d’argent aux investisseurs), les sponsors commencent d’ailleurs à s’immiscer dans des domaines où leur présence au travers du pouvoir de l’argent me semble redoutable car ils peuvent imposer des normes qui nuisent à toute création au même titre, par exemple, que le pouvoir soviétique imposait à ses artistes “ officiels ” de faire dans le réalisme socialiste. (Actuellement, en occident, ces effets se font déjà nettement sentir dans l’évolution du cinéma.) Que ces “ nouvelles ” normes, s’appuyant uniquement sur la possibilité de profit financier puissent être un leurre car elles donneraient l’illusion de liberté, ne change rien à l’effet stérilisateur qu’elles induisent ; je pense en particulier à la nécessité obscène contemporaine et quasi obligatoire de montrer, à partir de différents supports (films, livres, musique, voire arts picturaux), une violence inouïe et/ou une sexualité malade pour vendre et faire de l’audience.
Revenons aux activités de création. “ Qu’elles puissent s’intégrer dans le paysage social ou que le sujet en acquière la maîtrise après-coup, ce qui peut alors les rendre socialement » utiles « , c’est-à-dire s’intégrer dans le circuit économique, ne démontre pas que ce serait — en tout cas principalement — des processus psychiques secondaires du moi qui agiraient à l’arrière plan. Dit autrement, dire que les activités humaines les plus nobles dépendraient du libre–arbitre de ses promoteurs me semble être une mystification au service d’un orgueil défensif. Il n’est pas impossible que l’être humain le devienne vraiment — donc un être pensant — que lorsqu’il cesse de vouloir croire que sa pensée dépend de sa volonté.”16
“ Que nous nous référions à des peintres, des sculpteurs, des philosophes, des écrivains, des poètes, des scientifiques, des musiciens, des inventeurs, voire dans certaines circonstances (lorsqu’il n’y a aucune intentionnalité, attitude en général typique des personnages qui ont un grand destin), des politiques, des sportifs, des hommes d’affaires, leurs activités ne sont certainement pas assujetties à des buts préalables, leur création étant en dernière analyse d’origine inconnue, irrépressible et irréductible, vitale et » gratuite « . Que ce » bouillonnement » créatif puisse parfois, par surcroît, permettre une réussite et une reconnaissance sociales est dû à la conjonction du hasard et de la maîtrise (gestion) après-coup de celui-là. On peut supposer que le talent, encore plus le génie, soit la conjonction d’une puissante angoisse-tension associée à des capacités d’élaborations psychiques exceptionnelles ”.17
Le génie qui me paraît être la pointe extrême de cette organisation psychique, donc l’illustration la plus spectaculaire, ne laisse aucune place au doute quant au fait qu’un sujet génial ne choisit pas, sinon d’accepter son génie et de le mettre en œuvre (ou de le refuser et d’en mourir).
Il est évident que de nombreuses personnes n’éprouvent pas d’angoisse/désir de création car les excitations endogènes qui pourraient en être responsable sont détournées à la source.
L’horreur de l’incertitude motive cette conduite défensive : c’est comme si ces sujets vivaient en fait dans l’illusion d’avoir réussi à nommer l’innommable. (Ce sont en général “ ceux qui savent tout ”, donc rien, et manquent cruellement d’imagination.) Je m’explique : il est probable que les excitations indifférenciées du nourrisson que cet adulte fut ont donné lieu à des défenses structurées qui ont détourné les excitations gênantes dans des actes et des dénis sous forme de fantasmes alimentés par la pensée magique. Tout se passe comme si, une fois adultes, ces individus se disaient face à des montées d’excitations indifférenciées : “ on avait réussi à donner un sens à ces excitations en les transformant en certitudes, on ne va tout de même pas recommencer à se questionner à ce sujet ”. Conditionnés dans ces attitudes, ils fuiront tout ce qui pourrait remettre en cause leurs certitudes, leurs préjugés, et ne se risqueront bien sûr jamais à la création qui les exposerait à une angoisse insupportable impossible à surmonter, de toute façon impossible à convertir en énergie créatrice. Ces défenses peuvent prendre l’allure d’une sorte d’hypomanie qui consiste à s’agiter en tout sens pour métaboliser ce surplus d’énergie brute (les excitations indifférenciées) : on retrouve ce comportement chez les personnes qui ne vivent que dans l’activisme et qui ne tolèrent pas l’innommable duquel pourraient surgir des excitations imprévues.
Faisons ici un pas supplémentaire en énonçant une caractéristique de l’innommable, à savoir que dans la mesure où échappant en grande partie à tout processus représentationnel, ainsi qu’à toute mise en affect véritable (joie, chagrin, amour, haine, etc.), et bien évidemment à toute mise en mots, soumis seulement aux lois les plus élémentaires du plaisir/déplaisir, je ne pense pas que l’ensemble psychique de l’innommable puisse être réellement pris dans des mécanismes de défenses élaborés tel le refoulement. Je suggère ici d’émettre l’hypothèse que l’innommable traverse la psyché de part en part, en quelque sorte intact, même s’il est méconnaissable puisque déformé par des mécanismes d’élaborations psychiques sophistiqués après-coup et de toute façon inconnaissable psychiquement dès sa construction. C’est pourquoi dans le processus de sublimation qu’est la création artistique, je pense que cette part d’innommable se retrouve dans les réalisations psychomatérielles, en fait les œuvres artistiques, supports de réalisation de la pulsion beaucoup plus proches de l’innommable que n’importe quelle tentative de mise en mots et de conceptualisation. Je veux dire que la transcription de l’innommable dans l’œuvre artistique, à partir des inscriptions mnésiques archaïques, est surtout sensorielle, donc corporelle. La sensorialité d’origine se retrouve, même après le processus compliqué de la sublimation, quasiment à l’identique à l’arrivée. A la fois sensorialité identique, mais mise en figuration transformée et stylisée par les processus psychiques secondaires. Donc, c’est par la voie essentiellement de l’affect archaïque que le noyau innommable contenu dans l’œuvre artistique sera ressenti par un autre.
Je voudrais insister ici sur cette articulation sublimation/angoisse-tension/innommable. Rappelons-nous l’image du bébé-chercheur face aux énigmes que lui pose sa douloureuse angoisse-tension, qu’il est bien obligé d’élaborer s’il veut atténuer cette souffrance, voire la transformer en plaisir d’attente et amorcer ainsi un apprentissage de la sublimation. Apprendre à sublimer l’innommable est peut-être une des fonctions majeures de toute recherche, qu’elle soit scientifique ou artistique. Mais l’art y réussit mieux car nul besoin d’outil de décryptage sophistiqué (une connaissance scientifique par exemple) n’est nécessaire à l’interlocuteur pour comprendre la part d’innommable d’une œuvre artistique (la détresse sans fond d’un Schubert, la force insensée [fureur ?] d’un Picasso, l’infinie fragilité d’un Van Gogh, la passion dévorante [pour sa sœur ?] et la perdition d’un Rimbaud, etc.). Dans ce sens, l’art est populaire (au sens noble) et accessible à tous (que dans les faits, cette réalité ne soit pas vraie pour nos sociétés de consommation est, je crois, lié à une véritable carence éducative, voire même une éducation contre-productive qui considère l’art comme étant une activité humaine mineure ; je prendrai pour seul exemple la place de l’enseignement de l’histoire de l’art dans l’enseignement primaire et secondaire, à savoir qu’elle tend vers zéro).
Pourquoi mon insistance sur cet aspect de la transformation de l’angoisse archaïque dans le processus de sublimation ?
Classiquement en psychanalyse, l’activité sublimatoire épistémophilique, dont bien évidemment la création artistique (n’y a-t-il pas plus puissant chercheur que l’artiste ?), trouverait son origine dans les investigations sexuelles infantiles, dans les angoisses correspondant essentiellement à la découverte des sexes, à la castration et à la scène primitive (ce qui donne naissance aux théories sexuelles infantiles : par exemple naissance par l’ombilic, théorie du cloaque, etc.)18. Angoisses que j’ai nommées dans mon livre Freud et la question de l’angoisse « angoisses-peurs » car étant angoisses devant des objets en rapport avec des désirs (par exemple désirs œdipiens).
Il se trouve que selon cette logique classique des mécanismes de création, une détente devrait advenir après avoir produit une œuvre ou une réponse existentielle à une question, c’est-à-dire après avoir détendu les tensions d’angoisses correspondantes. Or, dans certains cas, tout le monde connaît l’incroyable frénésie créative, artistique ou intellectuelle, qui anime certaines personnes alors que jamais un apaisement véritable n’apparaît.
Quand un créateur a tout essayé, tout inventé ou réinventé, en quelque sorte tout sublimé, quel est ce roc irréductible sur lequel il bute, ce gouffre souvent vertigineux devant lequel il se trouve pour recommencer encore et toujours à créer ou s’interroger. Ne serait-ce pas l’innommable, cette zone de la psyché bien plus archaïque que celle correspondant aux désirs, défenses et angoisses en rapport avec la découverte des sexes, la castration et la scène primitive.
POURQUOI L’INNOMMABLE EST-IL SOUVENT ASSOCIÉ À L’HORREUR ?
Dans le langage commun, l’innommable désigne souvent des situations d’horreur (La Shoah étant l’exemple le plus flagrant). Pour tenter d’éclaircir cette question, je me permettrais d’émettre une hypothèse en rapport avec l’essence même des pulsions. A mon avis, et ceci à l’instar des instincts animaux, il existe deux grandes catégories de pulsions : sexuelles et agressives. Il serait possible de décliner les théories pulsionnelles énoncées par Freud selon ces deux grandes catégories en démontrant qu’il a peut-être complexifié inutilement un mouvement dynamique de base de la psyché humaine (par exemple en introduisant la pulsion de mort et la pulsion de vie dont les prémisses scientifiques sont plus que discutables). Si l’innommable est, comme j’ai tenté ici de le démontrer, le creuset de la sublimation, donc de la création artistique, tout le processus étant soutenu par les pulsions (pas de pulsion, pas de mouvement, pas de vie), il est envisageable de considérer que certaines sublimations seraient plutôt du côté de l’agressivité et d’autres du côté de la sexualité, avec une précision importante : il s’agit toujours d’une proportion variable entre ces deux catégories de pulsions. D’un point de vue strict, la sublimation consistant à changer les objets-buts initiaux agressifs et/ou sexuels des pulsions en des buts nobles valorisés socialement, nous ne devrions plus retrouver trace des objets-buts initiaux dans les réalisations et/ou activités sublimées.
Je pense que ce n’est que partiellement vrai et que la trace de l’objet-but initial de la pulsion se retrouve dans la sublimation. J’irais même plus loin : je pense qu’un symptôme est autrement plus efficace – et c’est sa fonction pour permettre à un désir inacceptable pour le moi de tenter de se métaboliser – pour travestir l’objet-but initial de la pulsion (un bel exemple est donné par la sollicitude anxieuse traduisant souvent un acharnement à vouloir faire le bien et cachant une agressivité redoutable : c’est pour cela que ce type de gentillesse peut mettre très mal à l’aise parce que son ressort ne procède absolument pas de l’amour). Donc la sublimation montre pour une part la pulsion à l’œuvre à l’arrière plan (par exemple pourquoi le football, au-delà de toutes les contingences matérielles [qui ne sont que des moyens pour servir la pulsion] véhicule-t-il tant de violence alors que le rugby, en apparence plus violent, véhicule des valeurs d’amitié et de solidarité ?) En d’autres termes, soit une sublimation est perçue comme constructive et libératoire, auquel cas elle procède de la sexualité et de l’amour, donc de l’existence de l’autre et du don ; soit une sublimation est perçue comme destructrice (a minima dans une œuvre d’art) et oppressante, auquel cas elle procède de l’agressivité et de la haine. En ce qui concerne l’innommable, j’ai émis l’hypothèse que ce vécu archaïque encrypté dans un réseau de sensations et d’excitations primitives, en rapport avec le plaisir/déplaisir de ce vécu, était, du fait de son absence de sens, un moteur fondamental à la sublimation et se retrouvait dans celle-ci en traversant de part en part l’appareil psychique.
Pour reprendre la question de cette proximité entre l’innommable et l’horreur autrement, je suppose que les forces du mal sont souvent désignées par le terme d’innommable car, tout comme le bébé retiendra et structurera des angoisses même si ses structurations baignent dans des vécus de plaisir, nous avons tendance à lorgner préférentiellement les événements tragiques plutôt que les événements heureux.
En fait, je reformulerais cette question autrement, à savoir pourquoi nous désignons sous le vocable d’innommable à la fois les événements horribles et les événements d’une beauté rare. Pourquoi l’esthétique se retrouve à la fois dans l’horrible et le beau ? Je reviens là sur ce que j’ai développé précédemment au sujet de la sublimation Nous sommes fascinés par le travail de pensée qui permet une mise en scène esthétique de la pulsion dans des réalisations. Il peut paraître choquant qu’une pulsion de destruction puisse donner lieu à une sublimation, et il est vrai que c’est totalement irrecevable d’un point de vue éthique si la réalisation de cette sublimation garde le même but destructif. Mais, il me semble que du point de vue du processus, cet abord de la sublimation est intéressant pour répondre à ce mystère du côtoiement de l’horreur et de la beauté dans notre perception du monde.
Transposé uniquement dans le domaine de la création artistique, l’éthique ne tient plus : l’innommable, qu’il prenne sa source dans l’agressivité ou la sexualité, est au service de la sublimation et il n’y a pas lieu de juger selon des critères autres qu’esthétiques, d’autant plus qu’une réalisation est un “ faire ” (la pensée précède l’action) et non pas un “ agir ” (l’absence de pensée permet une expression brute de la pulsion dans l’action).
ÉPILOGUE
Lorsque, au cours d’un processus créatif, la tension d’angoisse est à son apogée, je pense que le sujet flirte alors avec son innommable. Il se trouve en approche d’un familier tellement familier, en fait l’intime de l’intime, l’essence de sa psychobiologie, au plus proche de son corps/sensation non traduisible en corps psychique, que cette zone secrète lui devient insupportable. Mais parallèlement, l’archaïque nécessité d’autonomie tapie au fond de son intériorité, qui jadis déjà, lorsqu’il était bébé, l’a poussé à modeler de plus en plus précisément les poussées pulsionnelles en fantasmes, donc pensées et langage et métalangage (surgeons de l’inconscient dans les rêves, symptômes, actes manqués, mais aussi réalisations psychomatérielles) le pousse à nouveau de tenter de donner une forme à son innommable. Là où la tension est à son maximum, je pense que le créateur est en train de représenter, à son insu bien sûr, et sous l’influence des processus secondaires évidemment, donc sous forme stylisée, esthétique, donc déformée, son innommable. Si déjà dans le symptôme, les processus de déformation rendent la lecture de l’inconscient à la limite de l’impossible, que dire d’un processus de sublimation aussi sophistiqué que celui de la création artistique surtout qu’il prend racine dans cette zone archaïque que je cherche depuis le début de cette réflexion à cerner, j’entends l’innommable.
Un créateur est tombé dedans un jour ou l’autre de sa vie, je veux dire dans le saisissement créatif et il est, du même coup, devenu un passeur de l’innommable au travers de ses productions artistiques.
Je pense avec conviction que tout créateur ne devrait pas céder à la tentation de chercher à nommer l’innommable de ses créations, d’une part parce que, comme nous l’avons vu, les réalisations artistiques sont porteuses de bien plus de sens concernant l’innommable que ne pourrait le faire le mot, et d’autre part parce que cette tentative de travail de nomination risquerait d’entraîner le créateur dans des errances que je pense franchement toxiques et contre-productives.
À chercher à faire de l’infaisable en se questionnant là où la réponse est introuvable (et déjà toute trouvée dans des créations), le sujet se met en position idéale pour mettre en péril son équilibre psychique ainsi que son souffle créatif. A mon avis, le créateur a trouvé et se fourvoierait en cherchant à percer le mystère et la part d’inconnu de ses travaux. C’est cette part qui en fait leur force et leur beauté. Tant que des créations artistiques étonnent leur promoteur, c’est qu’elles renferment leur part d’innommable, signature incontestable, selon moi, que nous sommes dans le domaine de l’art.
Depuis la nuit des temps, je pense que l’être humain n’aurait pas pu vivre sans les créateurs car dans l’impossibilité d’exorciser ce qui le terrorise le plus : ses pulsions inavouables. En court-circuitant le langage, comment dire ??? opératoire ? cognitif ? pratique ? bref le langage qui se leurre lui-même en croyant dire parce qu’il possède les mots, les créateurs mettent en scène l’innommable. Et le “ langage est content (!) ” puisqu’alors il peut nommer en montrant du doigt la chose représentée. Le créateur, quant à lui, s’est frotté (parfois en payant le prix fort) à cet innommable sans reculer devant la tâche.
Fil conducteur entre les individus, toute œuvre va interpeller lorsque sa part d’innommable rejoint l’innommable commun de l’humanité, sorte de symbolon19 fondateur.
Le créateur qui ne “ parlerait ” que de lui ou plus exactement qui n’aurait pas la faculté de mettre en scène son innommable à un niveau symbolique (donc dans le sens d’un signe de reconnaissance entre les êtres humains), n’aurait aucune chance d’audience, en tout cas pas à long terme. Il ne pourrait pas s’inscrire dans le tissu culturel, étant en quelque sorte hors culture, et personne ne pourrait s’y retrouver dans ses œuvres. Quant à celui qui ne parlerait que du monde extérieur il n’est plus créateur mais imitateur, plagiaire et faussaire : il ne peut pas donner une âme à son travail niant la sienne propre.
Finalement, l’activité créatrice, considérée dans notre monde mercantile comme parfaitement non productive, est probablement la plus productive du point de vue psychique : elle permet à l’homme de respirer et de vivre.
Quant aux activités dites productives qui représentent actuellement la valeur dominante, elles sont totalement stérilisantes justement parce qu’elles occultent toute la dimension psychique de l’homme, stérilisante par le pouvoir d’argent qui barre le chemin aux autres valeurs, essentiellement celles de la pensée, reléguées au rang des antiquités. En tout cas, les peuples dits primitifs que l’homme civilisé a joyeusement massacrés (surtout lorsque le massacre se fait insidieusement par la destruction de l’écosystème culturel, je pense aux Indiens et aux Inuits par exemple), ont toujours accordé plus d’importance aux activités de création qu’aux activités de survivance réduites à leur strict nécessaire. Il ne fait pas bon être artiste dans notre monde contemporain particulièrement désertique.
Strasbourg
NOTES
1. BLANCHOT M., Le pas au-delà, Gallimard (nrf), 1973, p. 89.
2. Ce paragraphe est totalement inspiré de “ L’avant-propos de la deuxième édition ” de mon livre Freud et la question de l’angoisse, Bruxelles, Paris, col. De Boeck & Larcier (Oxalis), 2002.
3. Voir le concept d’homologie en éthologie phylogénétique in JEANCLAUDE Chr., Analyse phylogénétique et comparative des expressions faciales chez les primates non-humains et chez l’homme, déposé à l’Université Laval de Québec (Canada, Québec), École de Psychologie, 1981.
4. JEANCLAUDE Chr., “ La métapsychologie freudienne ” in Plaidoyer pour une psychanalyse libre/Recentrage des fondamentaux psychanalytiques (titre provisoire), à paraître.
5. ROUDINESCO E., Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 456.
6. LAVIE J.-C., L’Amour est un crime parfait, Paris, Gallimard (Connaissance de l’Inconscient), 1997.
7. CYRULNIK, B., Les nourritures affectives, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 62.
8. JEANCLAUDE Chr., “ La question du traumatisme de la naissance ”, in Freud et la question de l’angoisse, op.cit., pp. 319-328.
9. Ibid.
10.Voir le film récent de Nicolas KLOTZ La Question humaine avec comme acteurs principaux Mathieu Amalric, Michael Lonsdale, Jean-Pierre Kalfon et Lou Castel, date de sortie : 12/09/2007.
11. ROBBE GRILLET A., Glissements progressifs du plaisir (film), 1974.
12. Voir mon schéma in Freud et la question de l’angoisse, op.cit., p. 200.
13. JEANCLAUDE Chr., Les ombres de l’angoisse, Bruxelles, Paris, De Boeck & Larcier (Oxalis), 2005.
14. Ibid.
15. Cité à partir de mon livre Les ombres de l’angoisse, op.cit.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. JEANCLAUDE Chr., “ Une autre voie de résolution de l’angoisse ”, in Freud et la question de l’angoisse, op.cit., pp. 171-192.
19. Sumbolon (du grec), terme étymologique de symbole : objet coupé en deux constituant un signe de reconnaissance quand les porteurs pouvaient assembler (sumballein) les deux morceaux. Le Nouveau Petit Robert, Paris.
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