LA PAPERASSERIE[1] QUI REND MALADE
Je m’appuierai pour cette réflexion sur ma recherche approfondie sur la fonction de l’angoisse[2] au sein de l’appareil psychique, à savoir :
1/ que l’angoisse n’est en aucun cas un symptôme ;
2/ qu’elle est dans tous les cas l’avertissement d’une souffrance psychique, soit un signal d’un dysfonctionnement du principe de plaisir,
et, pour le dire plus simplement, l’information que quelque chose de toxique se passe dans la vie d’une personne.
Elle est tout à fait analogue à la fonction de la douleur physique pour avertir que quelque chose du corps souffre[3].
J’aboutis à cette conclusion à partir de 2 concepts-clefs :
1/ l’angoisse-tension qui a trait à une dimension d’empêchement (frustrante) du courant désirant ;
2/ l’angoisse-peur qui a trait à des grandes peurs liées au développement de l’enfant se traduisant chez l’adulte par une réactualisation névrotique, virtuelle en quelque sorte car le fruit de l’imaginaire (par exemple une angoisse d’abandon insupportable totalement infondée du point de vue de la réalité).
J’ai développé ces concepts pour simplifier « l’usine à gaz » de l’approche de l’angoisse par Freud et ses successeurs.
Dans l’angoisse de la paperasserie, j’y verrais :
1/ une angoisse-tension liée à l’extrême contrainte imposée par L’OBLIGATION de remplir de la paperasserie… Un sentiment insupportable d’être ENTRAVÉ/OBLIGÉ, au même titre qu’un enfermement… se résumant à un empêchement de vivre. En effet, ce « TEMPS PERDU » pourrait être utile à des activités plus gratifiantes/agréables.
Il y a une perte de plaisir remplacé par une contrainte qui n’apporte aucun plaisir.
2/ une angoisse-peur typiquement névrotique liée à ce que représente la paperasserie d’un point de vue représentationnel et affectif.
Dans ce sens, c’est une phobie, symptôme ou l’objet phobique (redouté) est l’ambassadeur (le représentant) dans la réalité d’un objet psychiquement interne lié à un scénario infantile (cas princeps du Petit Hans exposé par Freud : le cheval est redouté pour le petit garçon Hans car cet animal représente le père craint parce que vécu comme rival d’un point de vue œdipien).
De ce point de vue, que peut-t-elle représenter de tant redouté donc menaçant, cette paperasserie ?
Paperasserie = administration toujours vécu comme SURMOïQUE (adjectif de SURMOI, instance psychique de jugement, parfois très cruel), censurante et jargonneuse (donc vécue comme incompréhensible et au final méprisante).
Donc, en arrière-plan de cette paperasse[4], il y a une masse compacte de censeurs[5] anonymes (donc d’autant plus angoissants).
On dit bien souvent que s’acquitter de paperasserie peut être kafkaïen, un labyrinthe où l’on se perd.
Par ailleurs la paperasserie est INQUISITRICE… Viole l’intimité.
Me vient cette expérience de l’enfance que tout le monde fait : la fiche de début d’année à l’école où il faut dire plein de choses intimes (surtout le métier des parents).
Donc la paperasserie menaçante, méprisante, inquisitrice… Bref très flicarde.
Surveillance du citoyen en odeur de suspicion.
Ici, émerge les vrais sentiments angoissants (ce sont des équivalents d’angoisse) :
1/ la honte (celle de ne pas comprendre, être à la hauteur, mal remplir, etc…) ;
2/ la culpabilité (celle d’avoir peut-être fait une faute, une bêtise…) ;
ces 2 sentiments faisant le lit de la phobie sociale (le sentiment subjectif de jugement du groupe ici anonyme agissant en amont de la paperasse et ramenant le citoyen à un objet, le ravalant à une chose [nous sommes tous identiques face à la paperasserie]).
Sentiment de chute, de rabaissement, de devenir un numéro[6] (technique classique pour casser une personnalité comme torture psychologique).
Donc la paperasse/paperasserie[7] est au final doublement angoissante car :
1/ elle confisque du temps de plaisir en obligeant à des contraintes « stupides » : dans ce sens, elle entrave, empêche, contrarie… Elle est rabat-joie (elle empêche littéralement de vivre)[8].
2/ elle est menaçante sous les nombreuses acceptions que j’ai énumérées y voyant surtout une forme persécutrice, inquisitrice et humiliante.[9]
[1] Dans le Petit Robert, on peut lire (les gras sont de moi) : PAPERASSERIE (1846, de paperasse), Accumulation de paperasses, multiplication abusive des écritures administratives. La paperasserie d’un service administratif. « Le flot de cette paperasserie procédurière et tatillonne » (DUHAM.).
[2] Mes 2 livres Freud et la question de l’angoisse, L’angoisse comme facteur d’évolution (4ème édition 2016) et Les ombre de l’angoisse, La peur d’être vivant (2005) ; les 2 dans la collection « Oxalis » chez De Boeck Supérieur (Bruxelles, Paris).
[3] L’analgésie congénitale à la douleur (décrite par George Van Ness Dearborn en 1932) est une maladie rare et très grave. Il est facile de comprendre pourquoi : sans signal d’avertissement d’une douleur, un sujet peut se trouver en grand danger (qui peut être mortel), car il peut passer à côté d’une lésion corporelle qui le met en péril.
A ce même titre d’ailleurs, une personne dépourvue d’angoisse (anesthésie affective), pourrait se retrouver dans la même situation d’un point de vue psychique : par exemple, de ne pas ressentir d’angoisse (ou de la nier), est le meilleur moyen d’arriver à un burn-out et/ou une dépression.
[4] Encore une définition à la source du mot paperasserie, soit PAPERASSE : (1588 ; paperas, 1553 ; de papier). Papier écrit, considéré comme inutile et encombrant. Chercher dans ses paperasses. « Les paperasses d’un antique dossier » (COURTELINE)
[5] Voir Le Château de Franz KAFKA.
[6] Technique classique, faut-il le noter, pour casser une personnalité dans les techniques de torture psychologique, soit utiliser tous les moyens pour rendre anonyme un prisonnier, le faire du statut de sujet à celui d’objet.
[7] Les sentiments inconscients ne se cachent pas sous les tapis, ni derrière les meubles : parfois une bonne définition suffit comme le nez au milieu de la figure. Tout de l’angoisse devant la paperasserie et la paperasse est déjà incluse dans la définition du dictionnaire de ces mots tel que citées dans les notes 1 & 4.
[8] Donc ici tout à fait en rapport avec la définition du mot « paperasse », notamment en lien avec les notions d’inutilité et d’encombrement utilisés dans la définition.
[9] En rapport avec la définition du mot « paperasserie », notamment en lien avec les aspects abusif, procédurier, administratif relevés dans la définition.