
En rapport avec le débat qui mena à l’article 52/91 de la loi du 21 juillet 2009 [1] relative à la politique de santé publique, concernant l’usage du titre de psychothérapeute, et bien que ce sujet soit rebattu, il m’apparaît utile de mobiliser en permanence une réflexion pour recentrer la psychanalyse afin de la singulariser des autres disciplines « psy » [2].
Si on examine l’essentiel des psychothérapies actuelles (en particulier les thérapies cognitivo-comportementalistes [Tcc]), elles ne se réfèrent pas à l’historicité du sujet et font appel principalement à des techniques insistant sur les symptômes pris dans l’actualité du patient.
Il y a encore quelques années, face aux très nombreuses psychothérapies (gestald, Tcc, sexologie, systémique, soutien, etc.) existaient les Pip (Psychothérapies d’inspiration psychanalytique) que certains psychanalystes [3] tentèrent de définir pour les différencier de la cure type et introduire des notions très techniques.
Il est évident que ce setting psychothérapeutique existe toujours et que le face à face est possible si la position allongée pour le patient est trop anxiogène mais il faut alors savoir que ce choix ne permettra pas vraiment d’établir un dispositif analytique. En général, ce dispositif s’accompagne également de moins de séances qu’en cure-type et de plus de directivité de la part du praticien.
Dans ce cas, si le référentiel reste bien celui de la psychanalyse, l’expérientiel est d’un autre ordre (plus de suggestion, transfert faussé par le face à face, associations moins libres).
Ainsi se dégage deux grands axes pour aborder la souffrance d’un sujet :
- Premièrement
Soit la situation psychanalytique (obligatoirement accompagnée du setting analytique dans toute sa latitude (règle fondamentale pour l’analysant, écoute bienveillante et neutre pour l’analyste, fréquence minimum de séances hebdomadaires, espace divan-fauteuil [4] ) où le sujet est alors envisagé dans sa dimension historique pour lui permettre d’associer et de déconstruire/reconstruire autour de son histoire en espérant dénouer les nœuds qui l’étouffent.
-
Deuxièmement
Soit nous sommes dans le cas des psychothérapies dans une situation où le sujet est hors du champ d’investigation puisque son histoire n’est pas envisagée, seule son actualité est prise en compte quand ce n’est pas exclusivement son symptôme pris dans cette actualité (et auquel le sujet est réduit).
C’est bien le cas des thérapies comportementales qui n’envisagent pas la dimension historique de la personne, plus particulièrement sa dimension infantile. Skinner (1904-1990), l’inventeur du conditionnement opérant dont la conceptualisation est à la base des thérapies comportementales (Behavior Therapy) ne voulait rien entendre de la « boîte noire », disait-il. Par « boîte noire » il entendait ce qui n’est pas observable directement faisant référence ainsi à la méthode scientifique pure et dure qui ne s’intéresse qu’à l’observable et au quantifiable-évaluable d’où l’attraction de cet auteur pour le comportement car précisément observable et quantifiable (pour autant qu’on le réduise à des occurrences très simples [5] , des picorages de pigeons par exemple sur une pédale de conditionnement positif [qui correspond à une récompense] dans une boîte de Skinner).
Tout à fait à l’opposé, la psychanalyse ne s’intéresse qu’à la « boîte noire » et Freud en avait parfaitement conscience en dénommant sa théorie « métapsychologie », donc psychologie de l’invisible, de la « chose en soi » ; métapsychologie à l’aune de la métaphysique des philosophes. (D’autres disciplines s’intéressent aussi à l’au-delà des apparences, par exemple l’éthologie qui cherche à comprendre les systèmes motivationnels à l’origine des séquences comportementales des animaux.)
Ceci dit, et c’est fondamental, Freud s’inscrit complètement dans la tradition scientifique des sciences dites naturelles. En fait dans la filiation de Darwin. C’est pourquoi d’ailleurs il fit souvent des mises en garde destinées aux psychanalystes dont celle-ci, à savoir qu’ils devaient se prémunir contre un respect excessif d’un « mystérieux inconscient ». Il ne s’agissait pour Freud de rien de mystérieux mais plus pragmatiquement d’un lieu psychique qui, bien que déterminant nos conduites, était inconnu de notre conscience et donc difficile d’accès.
La méthode d’approche de l’inconscient développée par Freud est proche d’autres disciplines telles l’archéologie, la paléontologie, certaines disciplines de la géologie (tectonique, pétrologie), en fait toute discipline qui nécessite une approche déductive à partir de quelques éléments épars d’observation (approche hypothético-déductive).
Comme je viens de le mentionner, un peu à la manière du paléontologue, qui à partir de quelques fragments d’os, va tenter de reconstituer le squelette d’un animal disparu (puis son mode de vie, puis sa niche écologique, etc.) qu’il n’a jamais vu et ne verra jamais, le psychanalyste fait de même en repérant les manifestations inconscientes (actes manqués, rêves, symptômes, lapsus) sans pouvoir observer directement les mécanismes et objets à l’œuvre qui, fondamentalement, échappent toujours.
La question du symptôme en rapport avec son étiologie infantile
Freud, lorsqu’il élabore sa Première théorie de l’angoisse en 1894 [6], il pense que dans la mesure où l’angoisse est le symptôme d’une vie sexuelle actuelle perturbée (en particulier différentes formes d’abstinence sexuelle) et aussi parce que l’angoisse est une sorte de stase de la pulsion sexuelle engorgée (thèse de la transformation de la libido en angoisse à l’instar de la métaphore freudienne de la transformation du vin en vinaigre), mécanisme biologique échappant à toute élaboration psychique, la cure psychanalytique ne peut modifier un tel état. (C’est la thèse qui continue à être la référence de la sexologie [7], à savoir que la maladie trouve son origine dans une stase libidinale et économique. Seul l’activité sexuelle-génitale peut y remédier. Si ça marchait aussi bien, je pense que ça se saurait et qu’en particulier les gros consommateurs sexuels devraient être particulièrement épanouis ! Surtout que notre magnifique société de consommation offre pléthore de sex-toys de toutes les formes et de toutes les couleurs pour titiller tous les orifices possibles et toutes les muqueuses.)
Pour Freud en 1894, la névrose d’angoisse est envisagée comme une névrose actuelle, donc à traiter dans l’actualité, c’est-à-dire en fonction de facteurs conjoncturels de l’environnement.
J’essaye d’envisager cette approche de façon plus nuancée [8] car l’observation montre que les névrosés d’angoisse ont souvent des problèmes d’élaboration psychique (ils ont souvent rien à dire au sujet de leur angoisse) ce qui les empêchent d’avoir une sexualité satisfaisante.
L’angoisse est un affect fondamental pourvu d’un sens articulé au désir. Angoisse et désir sont les deux faces d’une même pièce.
Par exemple un sujet angoisse à l’idée de l’acte sexuel parce que, enfant, un des parents a eu un regard concupiscent sur lui.Mais aussi un sujet angoisse devant n’importe désir, j’entends quelque soit sa nature qu’il s’agisse d’un projet professionnel, personnel, d’une perspective de plaisir, d’envisager des vacances, etc.
En 1926, lorsque Freud élabora sa seconde théorie de l’angoisse [9] , tout devient plus clair et le retournement radical de sa position permet une approche psychogénétique de l’angoisse.
De « le refoulement induit l’angoisse » (auquel cas l’angoisse est symptôme) la thèse freudienne devient « l’angoisse induit le refoulement ».Donc l’angoisse devient cause de la névrose et de son cortège de symptômes.
La conséquence sur le gouffre qui sépare la psychanalyse des psychothérapies devient ici patente : Comment atteindre la cause du mal en fixant l’attention thérapeutique sur le symptôme tout en ignorant le sens de l’angoisse qui la préside ?
J’illustrerais cette assertion à l’aide des phobies qui montrent parfaitement la formation de symptôme. La phobie qui est une sorte de réceptacle d’une peur intérieure expulsée et fixée sur un objet de la réalité extérieure est en quelque sorte une victoire psychique – je veux dire en tant que ruse – sur cette peur profondément intériorisée. L’angoisse devient nommable (araignée, souris, chambre noire, espace publique, autoroute, supermarché, métro, etc.) alors que la cause n’a rien à voir avec l’objet extérieur.
En ignorant l’étiologie, et en supprimant la phobie par exemple par conditionnement et/ou remédiation (thérapie comportementale et/ou cognitive), on risque d’induire un déplacement de symptôme.
Le symptôme est vital car il permet aux pulsions de vivre et contribue ainsi à un équilibre homéostasique dont la vie psychobiologique dépend. Y toucher sans connaître les raisons de son existence peut avoir des conséquences imprévisibles.
Le désir ayant été détourné précisément par l’angoisse et refoulé est en quelque sorte enclavé dans le symptôme. Tant qu’aucune possibilité de réaliser les désirs n’est possible, la seule possibilité vitale est la construction symptomatique pour pouvoir conjuguer à la fois les défenses et les désirs.
Exemple : une obséquiosité invalidante à l’égard de ses supérieurs hiérarchiques de la part d’un sujet risque de masquer une angoisse qui s’est structurée dans une haine à l’égard du père et une terreur des représailles. Pousser cette personne à vaincre cette obséquiosité par la force de sa volonté, même si cette attitude de soumission est socialement invalidante, risque de faire éclater ses défenses et de la plonger dans une angoisse extrême, alors que grâce au symptôme il ignorait cette angoisse car inconsciente.
Les peurs internes doivent être respectées, donc les angoisses tant qu’elles n’ont pas été analysées au risque de faire plus de dégâts qu’autre chose.
En résumé :
Le symptôme étant le reflet de l’angoisse essentiellement inconsciente et structurée dans l’enfance, celle-ci ne sera de toute façon pas touchée par une psychothérapie puisque l’histoire du sujet est passée sous silence.
A supposer que le symptôme soit supprimé (par exemple il est maintenant connu que les Tcc fonctionnent pour les phobies), il y a risque de déplacement vers un autre symptôme, la situation la plus grave étant un trouble psychosomatique.
(Il faut essayer de se représenter les ravages physiologiques d’un stress extrême induit par une angoisse inconsciente produite par un moi débordé par des pulsions qui ne trouvent plus de débouchés dans un symptôme, aussi invalidant soit-il.)
Le symptôme est vital tant que le désir qui y est véhiculé et la pulsion sous-jacente ne peut pas trouver d’objet-but. En supprimer l’objet-but pathologique (le symptôme), que va devenir la charge pulsionnelle ?
La question du transfert
Toute psychopathologie étant à l’origine, à l’évidence, des erreurs d’apprentissages infantiles très complexes liées à des questions de survie, stratégies qui deviennent caduques et inadéquates à la réalité une fois atteint l’âge adulte, je ne pense pas qu’en niant la personne parce que le thérapeute se centrerait exclusivement sur le symptôme, il soit possible de modifier ces schémas d’apprentissages d’origine infantile.
Les psychothérapies font appel, en général, au conscient. Dans ce cas, la source de toute psychopathologie étant inconsciente, il est évident que faire appel à la raison est parfaitement inutile et ne consistera qu’à renforcer massivement les défenses en interdisant peut-être définitivement au sujet un accès à sa souffrance (de l’âme). Freud et ses patients en ont fait eux-mêmes les frais à l’époque pionnière de la psychanalyse car Freud expliquait beaucoup en séance comptant sur une compréhension consciente.
A partir de Au delà du principe de plaisir (1923) tout a changé puisque Freud admet enfin que la résistance n’est qu’inconsciente.
De toute façon, pour me résumer, les schémas aberrants d’apprentissage (les fameuses voies de frayage pulsionnelles freudiennes) risquent de rester intacts dans le cadre d’une psychothérapie. Tout changement apparent est donc une attitude, une défense, du paraître pour se conformer à une image suggérée par le thérapeute.
Ceci étant dit, je pense possible des changements au cours d’une psychothérapie mais pour des questions transférentielles.
En effet, je suis convaincu, et c’est la psychanalyse qui nous l’apprend, que l’effet de levier thérapeutique est totalement dépendant de la relation thérapeute/sujet, donc totalement dépendant du transfert.
Dans ce sens, nul besoin d’être thérapeute pour obtenir des effets (positifs ou négatifs, placebo ou nocebo, permettant parfois une naissance [voir concept de résilience développé par Boris Cyrulnick] ou totalement toxiques [voir par exemple les effets du harcèlement moral]).
Le transfert c’est l’amour (je cite de mémoire) disait Lacan à sa conférence de Louvain.Par amour, que ne ferait-on pas ? Découverte géniale de Freud qui comprit que toute l’énergie utilisable dans une thérapie se trouve concentrée dans cet amour (il négligea la haine au début d’où des analyses discutables à cette époque pionnière de la psychanalyse).
Amour évidemment « fou » puisqu’il s’adresse aux imagos parentaux (amour du passé).Le transfert est partout, omnipotent, omniprésent, indestructible même en psychanalyse. On peut espérer en faire prendre conscience, lui faire perdre sa charge, le rendre acceptable et vivable, l’éroder, l’amenuiser… mais en aucun cas le supprimer. Ce serait supprimer l’affect que de tenter de supprimer la subjectivité d’une personne pour la faire entrer dans une pure objectivité (robotisation).
La relation amoureuse (donc haineuse) est le prototype même du transfert, de ses envolées grandioses, de ses mesquineries horribles.
Il est évident que le transfert, pour faire court, c’est l’Œdipe réactualisé.
Or le transfert, cette bombe à retardement, nul psychothérapeute n’en tient compte alors qu’évidemment il existe. Les résultats parfois spectaculaires des rebouteux tiennent à ce transfert et les rebouteux en question, souvent un peu gourous, un peu thaumaturges, savent en jouer parfois dangereusement mais aussi heureusement (voir certains rebouteux de campagne qui officient gratis).En psychanalyse, il arrive que des guérisons soient spectaculaires dès les premières séances (voir Les mots pour le dire de Marie Cardinale et l’arrêt de ses saignements urétins quasiment dès le début de son analyse).
Il arrive que de jeunes analystes paniquent complètement face à de telles guérisons. En fait, là où l’analyste verra un effet du transfert qu’il faudrait analyser, un psychothérapeute y verra peut-être un effet de son imparable technique.
Donc, quel que soit le corpus théorique d’une pratique thérapeutique, le transfert et l’infantile seront toujours les moteurs essentiels de la psychothérapie, le thérapeute croyant quant à lui que c’est son système qui agit.
Donc même si une psychothérapie se cantonne à l’actualité du patient, via le transfert, cette actualité sera toujours de l’infantile et du passé réactualisé.
Dit très simplement, la suggestion psychothérapeutique (toute parole du psychothérapeute) marche ou ne marche pas selon la coloration du transfert. A mon avis, la technique proposée n’a pas d’effets en elle-même : elle sert de support à la mise en œuvre du transfert.
Cet éclairage psychanalytique vient éclairer pourquoi des psychothérapies peuvent agir, y compris les plus farfelues (ou peut-être même les plus farfelues parce moins concentrées sur le symptôme et plus humaines, humaines souvent lié au fait que le thérapeute est dans la croyance et « doué » d’une ignorance alors salutaire au déploiement du transfert).La grande, peut-être en dernier ressort l’unique différence entre la psychanalyse et les autres thérapies est la prise en compte du transfert en psychanalyse, ce qui veut dire aussi la prise en compte du contre-transfert de l’analyste.
C’est le garant d’un minimum de suggestions, d’une certaine neutralité de l’écoute, d’un minimum de non-directivité et d’un profond respect de la souffrance du sujet (respect ne signifie pas complaisance).
L’analyste sait que le transfert existe pour l’avoir empoigné lui-même au cours de sa propre analyse, et ceci pendant des années (voir Le jour où Lacan m’a adopté [10] de Gérard Haddad qui illustre parfaitement cet aspect jusque dans ses derniers retranchements).
- Conclusion
A la lueur de mes quelques réflexions, il est difficile de percevoir un terrain commun entre les psychothérapies et la psychanalyse.Les psychothérapies agissent probablement par des effets de suggestions liées aux forces du transfert mais non analysées et ignorées (volontairement ou pas) du psychothérapeute. De ce fait d’ailleurs, il est légitime de se poser la question de ses effets quant à leur application et leur tenue dans le temps. Je veux dire d’une part qu’en dehors de symptômes grossièrement identifiables (phobies, Toc par exemple), de tels effets peuvent-ils toucher des difficultés autres comme un mal-être sans symptomatologie particulière (un sentiment de vide, la question du sens de la vie, une angoisse existentielle) et par ailleurs une fois un symptôme éradiqué (une phobie du métro par exemple), qu’en sera-t-il dans la durée, surtout si un déplacement lieu.
La psychanalyse agit par une compréhension, un éveil de la pensée, pour que le sujet puisse « voir » son passé dans l’actuel, dynamique de prise de conscience mue par le transfert complètement identifié par le praticien puis d’une possible expérience mutative. Le « changement de regard » (Castaneda) va très au-delà de l’éradication de tel ou tel symptôme qui n’est d’ailleurs jamais regardé pour lui-même mais pris dans l’entièreté du discours du patient.
Christian JEANCLAUDE
Notes
[1] Article 52 Modifié par la loi n°2009-879 (loi n° 2009-879 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires [loi HPST]) du 21 juillet 2009 – art. 91. Modification appelée aussi article 52/91 par les professionnels.
[2] Un repliement des psychanalystes qui renonceraient à expliciter les fondements de la psychanalyse risque de signer la fin de la psychanalyse en tant que telle, dans sa filiation à Freud. Ceci d’autant plus qu’un nombre croissant de personnes prétendent à une pratique psychanalytique tout en faisant tout autre chose, et parfois le pire. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir la rubrique « psychanalyste » des pages jaunes ou certains sites Internet où apparaissent des « psychanalystes » issus de sociétés complètement inconnues (ou sous prétexte d’être des organismes de formation, qui forment en même temps à la psychanalyse et d’autres disciplines totalement incompatibles, voire d’obédience ésotérique).
Cette tendance nouvelle à regrouper sous le vocable « psychanalyse » un fourre-tout thérapeutique sous prétexte, à l’instar du discours actuel que tout se vaut « pourvu que ça marche », porte en germe le déni même de la psychanalyse qui s’articule d’abord autour d’une éthique de la Loi et du désir et certainement pas autour du « tout tout de suite » et de la jouissance sans entraves.
[3] HELD René, Psychothérapie et Psychanalyse, Paris, Payot/poche, 1968
[4] La situation divan-fauteuil ne relève pas du folklore. L’expérience montre que sans ce dispositif spatiale, les associations seront biaisées, voire impossible, ne serait-ce que par le croisement des expressions faciales des partenaires en face à face.
[5] Il est intéressant de lire une lettre de Donald Woods Winnicott (1896-1971) adressé en juin 1969 au rédacteur de Child Care News (in Winnicott D. W., Psycho-Analytic Exploration, trad. fr. par Michel Gribinski.
« Cher Monsieur ,
Il est certain que l’on pourrait faire un commentaire élogieux de I’article que Carole Holder consacre à la Thérapie Comportementale dans le Child Care News de mai 1969, n° 86. Pour cela, cependant, il faudrait être dans un monde différent de celui dans lequel à la fois je vis et je travaille. Il est important pour moi d’avoir l’occasion de faire savoir à mes nombreux collègues travailleurs sociaux que je désire tuer cet article et sa tendance. J’aimerais en dire plus et, en tout cas, commencer par dire pourquoi je veux les tuer.
Ce pourrait être une bonne chose que de lire les déclarations de cet article aux travailleurs sociaux qui, par autosélection, sélection et formation, ont une pratique de cas. A coup sûr, il est bon que l’on vous remette en mémoire que les systèmes locaux de principes moraux ne sont pas seulement enseignés par l’ exemple, mais aussi par des tapes sur le derrière et des punitions. En fait, il est peu probable que nous puissions oublier ce fait fondamental, puisqu’une grande part de notre travail s’est édifiée à partir de l’échec de la thérapie comportementale telle qu’elle se pratique à la maison et dans les institutions.
Je revendique le droit de protester. J’ai gagné ce droit du fait que je n’ai jamais accepté le mot mal-ajusté qui, dans les années 1920, a traversé l’AtIantique dans les bagages de la « Guidance infantile » et nous a été vendu en même temps. Un enfant mal adapté est un enfant, garçon ou fille, aux besoins de qui quelqu’un n’a pas su s’adapter à tel stade important de son développement.
Imaginez des travailleurs sociaux dans un groupe d’études réfléchissant avec les principes de la thérapie comportementale. Un tel groupe ne tarderait pas à être, par sélection et autosélection, rempli par des gens qui, de façon naturelle, adoptent la disposition d’esprit de la thérapie comportementale. La formation ne ferait qu’accentuer les sillons et les arêtes des structures de la personnalité déjà à l’œuvre dans les mœurs comportementalistes.
Ce serait vraiment une bataille perdue, parce que ces gens dont je parle avec les mots de sillons et d’arêtes ne sauront pas qu’il existe une autre sorte de travail social, un travail orienté pour faciliter les processus du développement ; ils ne sauront pas que contenir tensions et pressions des personnes et des groupes comporte une valeur positive, de même que laisser le temps agir dans la guérison ; ils ne sauront pas que la vie est réellement difficile et que seul compte le combat personnel, et que, pour l’individu, il n’y a que cela qui soit précieux.
L’article de Carole Holder met en lumière qu’il est possible de considérer la vie avec la plus extrême naïveté. Le problème est que cette surprenante sursimplification doit séduire les gens dont on a besoin pour financer le travail social. Rien de plus facile que de vendre la thérapie comportementale aux membres d’un comité qui, à son tour, la revendra aux membres des conseils municipaux dont les talents s’exercent dans d’autres champs. On n’est jamais à court de gens qui affirment avoir tiré profit des principes moraux que leurs pères leur ont imposés en famille, ou tiré profit du fait qu’à l’école un professeur sévère rendait cuisants la paresse ou un larcin. C’est à cela que les gens croient pour commencer.
II faut malheureusement, de près ou de loin, parler ici des médecins et des infirmières, car leur travail aussi repose sur une sursimplification fondamentale : la maladie est déjà présente, leur travail est de l’éliminer. Mais la nature humaine n’est pas comme l’anatomie et la physiologie, bien qu’elle en dépende, et les médecins, là encore par autosélection, sélection et formation, ne sont pas faits pour la tâche du travailleur social, à savoir reconnaître l’existence du conflit humain, le contenir, y croire et le souffrir, ce qui veut dire tolérer les symptômes qui portent la marque d’une profonde détresse.
Les travailleurs sociaux ont besoin de considérer sans cesse la philosophie de leur travail ; ils ont besoin de savoir quand ils doivent se battre pour être autorisés à faire les choses difficiles (et être payés pour ça) et non les choses faciles ; ils doivent trouver un soutien là où on peut en trouver, et ne pas en attendre de l’administration ni des contribuables, ni plus généralement des figures parentales. En fait, dans ce cadre loca1isé, les travailleurs sociaux doivent être eux-mêmes les figures parentales, sûrs de leur propre attitude même quand ils ne sont pas soutenus, et souvent dans la position curieuse de devoir réclamer le droit d’être épuisés par I’exercice de leurs tâches, plutôt que d’être séduits par la voie, facile, de se mettre au service de la conformité.
Car La Thérapie Comportementale (avec des majuscules pour en faire une Chose qui peut être tuée) est une porte de sortie commode. II faut juste s’accorder sur des principes moraux. Quand on suce son pouce, on est méchant ; quand on mouille son lit, on est méchant ; quand on met du désordre, quand on vole, qu’on casse un carreau, on est méchant. C’est méchant de mettre les parents au défi, de critiquer les règlements de l’école, de voir les défauts des cursus universitaires, de haïr la perspective d’une vie qui tourne comme une courroie de transmission. C’est méchant de rechigner devant une vie réglée par des ordinateurs. Chacun est libre d’établir sa propre liste de » bon » et » méchant » ou » mauvais » ; et une volée de comportementalistes partageant plus ou moins des systèmes moraux identiques est libre de se rassembler et de mettre en place des cures de symptômes.
II y aura des ratages, mais il y aura quantité de succès et d’enfants qui iront disant : » Je suis si joyeux de ne plus mouiller mon lit grâce à Mlle Holder « , ou grâce à un appareil électrique ou à un « conditionneur » quelconque. Le thérapeute n’aura besoin de rien d’autre que d’exploiter le fait que les êtres humains sont une espèce animale dotée d’une neurophysiologie à l’instar des rats et des grenouilles. Ce qu’on laisse pour compte, là, c’est que les êtres humains, même ceux dont la teneur en intelligence est plutôt basse, ne sont pas simplement des animaux. Ils ont pas mal de choses dont les animaux sont dépourvus. Personnellement, je considérerais que la Thérapie Comportementale est une insulte même pour les grands singes, et même pour les chats.
Il est triste de penser qu’il n’y a pas suffisamment de travailleurs sociaux, et qu’il n’y en aura jamais suffisamment. Il est infiniment plus triste de penser que le dernier paragraphe de l’article de Mlle Holder pourrait bien être utilisé par les responsables des Institutions d’enfants pour justifier la transmission, à qui officie en pédiatrie, de ce » procédé économique et raisonnable » qui doit rendre gentils les méchants clients.
Il est clair que je suis en train de m’exercer à faire marcher un conditionneur : je veux tuer la Thérapie Comportementale par le ridicule. Sa naïveté devrait faire l’affaire. Sinon, il faudra la guerre, et la guerre sera politique, comme entre une dictature et la démocratie.
Votre très fidèle
D. W. WINNICOTT »
[6] FREUD Sigmund,
— (1895), « Du bien-fondé à séparer de la neurasthénie un complexe de symptômes déterminé, en tant que » névrose d’angoisse » », in OCF.P, III, pp. 29-58., trad. fr., Paris, PUF, 1989 ou in Névrose,psychose et perversion, (1894-1924), pp. 15-37, trad. fr., PUF, 1988.
(1895), « Sur la critique de la » névrose d’angoisse » », in OCF.P, III, pp. 59-78, trad. fr., Paris, PUF, 1989.
[7] Je voudrais simplement rappeler ici comment Wilhelm Reich (1897-1957), contributeur au développement de la sexologie, s’est totalement égaré en mésinterprétant la notion de refoulement sexuel freudien (en gros : puisque la névrose est le résultat du refoulement sexuel, libérons les chaînes qui empêchent une sexualité libre et la société pourra enfin s’épanouir !). Il avait oublié tout le reste de la métapsychologie freudienne et en particulier la voie royale de la sublimation pour atteindre un certain repos psychique et surtout une confusion regrettable entre les concepts freudiens de « sexualité » et de « génitalité ». Reich devenu partiellement délirant aux Etats-Unis a fait de la prison où il meurt pour mise sur le marché d’accumulateurs d’orgone, l’orgone étant soi-disant une sorte d’énergie qui pourrait lutter contre les maladies énergétiques ( ? !). Il invente aussi le « Cloudbuster » (brise-nuage), appareil sensé faire pleuvoir et repousser les tempêtes
[8] JEANCLAUDE Christian, Freud et la question de l’angoisse/L’angoisse comme affect fondamental, 2ème éd. revue et augmentée, Collection Oxalis, Paris, Bruxelles, De Boeck, 2002, pp. 251-295
[9] FREUD Sigmund, (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, trad. fr., Paris, PUF, 1986 ou in OCF.P XVII, pp. 203-286, trad. fr., Paris, PUF, 1992 ou encore (il s’agit exactement de la version de l’OCP.F) op. cit. trad.fr., Col. Quadrige Grands textes, Paris, PUF, 2005.
[10] HADDAD Gérard, Le jour où Lacan m’a adopté, Collection Le livre de poche biblio essais, Paris, LGF, 2005.