ll est assez habituel de croire que la difficulté existentielle découlerait d’une répression sociale qui interdirait la réalisation du désir et donc l’émergence du sujet.
Les humains seraient soumis en quelque sorte à deux choix, soit un diktat de nos interdits moraux, soit soumis à la barbarie de leurs pulsions à cause d’une sorte d’indigence des mêmes interdits moraux. S’il est vrai que pendant longtemps notre éducation occidentale mit l’accent sur la répression des désirs et qu’il devient tout aussi vrai qu’actuellement l’émergence d’une culture hédoniste faisant la part belle à la médiocrité (le plaisir d’être consommateur) laisserait croire que la répression des désirs est levée, la question de la peur de vivre est ailleurs car, ni dans un cas (celui d’une morale inflexible) ni dans l’autre (celui d’un système pulsionnel tyrannique), il y a une réalisation de désir, voire même une simple conscience de l’existence du désir et de sa nécessité pour vivre.
La responsabilité humaine est d’abord d’accepter l’existence du désir et d’en tirer les conséquences. L’irresponsabilité est de s’en remettre aveuglement à une morale dictée par une idéologie collective qui peut varier d’une extrême à une autre selon la culture considérée ou alors de considérer que la vérité du plaisir est du côté de la satisfaction brute et immédiate des pulsions les plus archaïques.
Il arrive souvent que les pulsions primitives soient masquées par un visage pseudo-civilisé : c’est souvent le cas des guerres contemporaines dites propres et mises en œuvre soi—disant pour assainir le monde de ses miasmes antidémocratiques.
La psychanalyse nous apprend que le refoulement des désirs est un mécanisme fondamental de l’appareil psychique.
Que deviennent alors ces « produits » refoulés ?
Que devient le courant vital enkysté ?
Que masque le refoulement sinon une peur de vivre ?
Les conséquences ne sont pas sans effets toxiques dans l’émergence de symptômes, qu’ils soient vus sous un angle étroit (psychopathologiques, maladies) ou plus large (aliénation individuelle, absence de capacité a penser par soi-même et donc réceptivité a la manipulation, identification collective a des idéologies aliénantes).
L’adhésion massive actuelle a une « pensée » unique qui lamine l’être au profit de « I’insoutenable légèreté » [1] du paraître n’est-elle pas une des conséquences de la peur de vivre ?
Si je pouvais rêver, je trouverais que les conceptions psychanalytiques devraient être enseignées dès la maternelle, en tout cas par la bande, incidemment (en fait, une école basée sur les principes de la psychanalyse) pour permettre aux enfants d’acquérir un esprit critique et une envie de vivre précisément antagoniste de la « pensée unique » actuelle qui prône un consumérisme mortifère.
Mais je suppose que former des enfants à devenir des sujets adultes et responsables qui ne seraient pas sous l’influence de l’opinion commune, former des enfants à devenir des esprits indépendants et des sujets désirants donc incontrôlables… je suppose que ce projet n’a jamais été réellement d’actualité quoiqu’on en dise. Que ferait la société de consommation si elle ne pouvait plus manipuler ses citoyens pour en faire des consommateurs de plus en plus serviles pour enfermer les gens dans ce cycle infernal production-consommation qui ruine la planète.
Chaque fois que l’on parle de désir, on parle de psychanalyse qui est d’abord et avant tout un champ qui se penche sur le désir humain, donc chaque fois que l’on parle de désir, on parle inévitablement de l’organisation sociale et de projet de société qui ne peuvent échapper aux destins du désir de ses membres que celui-ci soit réprimé ou actif. Freud l’avait bien abordé dans son Malaise dans la culture en démontrant que l’adaptation au groupe n’est pas forcément très compatible avec le désir qui est une affaire très individuelle.
Il y a la sublimation qui permet éventuellement de faire le pont entre les deux mais ça ne peut pas se faire sans effort des deux côtés, celui de l’individu qui doit accepter certaines contraintes et celui de la société qui doit accepter des sujets pensants, responsables et désirants donc susceptibles de critiques, de refus d’adhésion à certains projets.
Il semblerait, du moins à ma connaissance, que ce compromis idyllique n’ait jamais existé sinon dans des utopies littéraires. La réalité est souvent beaucoup plus triste, actuellement l’abrutissement de l’humain et son ravalement à celui de consommateur, donc d’objet de manipulation étant le prix phénoménal à payer pour que soi-disant l’économie fonctionne.
Mais essayons d’aller plus avant vers une pensée psychanalytique.
Je vais d’abord tenter de saisir l’objet d’étude de la psychanalyse, j’entends le psychisme ou autre nomination que Freud affectionnait : l’âme (die Seele).
Il est vrai que c’est totalement passé de mode et pourtant le fait de parler de la psychanalyse comme science de l’âme situe tout de suite à la fois les limites, les difficultés et l’identité de la psychanalyse ainsi que sa spécificité par rapport aux autres disciplines « psys ».
La psychanalyse, après avoir établi des lois issues d’observation, tel que nous avons eu l’occasion de l’approfondir dans ce livre, se sert de ce corpus comme d’une grille de lecture de la grammaire de la psyché et de ses avatars, je veux dire ses réalisations palpables dans la réalité extérieure au sujet. Ce qu’en psychanalyse, nous appelons symptôme.
Dans la mesure où je suis scientifique de formation universitaire, je voudrais tenter de circonscrire l’objet psychique en tenant compte de sa place dans le monde des éléments.
Nous pourrions nous représenter la réalité psychique comme une quatrième dimension de la matière/énergie : le minéral (assimilable à l’atomique) ayant engendré le végétal, soit une capacité – sorte d’intelligence technologique – des cellules à interagir en collaboration pour le compte d’un même organisme, ayant lui-même engendré l’animal, doué pour les espèces supérieures de capacités cognitives importantes, ayant lui-même engendré le psychique – son originalité majeure étant peut-être la capacité à la représentation, donc à l’anticipation, donc à une vie intérieure indépendante, donc à une mémoire à long terme, donc finalement l’invention du temps – dont l’homme serait le véhicule.
Ou encore l’atomique/moléculaire ayant engendré le biologique (la vie) ayant engendré le psychique qui commence d’ailleurs actuellement à prendre une sorte d’autonomie au travers du monde virtuel qui existe depuis longtemps dans la gigantesque mémoire collective que sont les livres, à la différence fondamentale cependant que la mémoire informatique peut voyager par les ondes et permet des capacités de stockage incroyable sur des supports de plus en plus minuscules. (Nous pouvons tout à fait imaginer que l’invraisemblable quantité d’informations stockées dans l’immense mémoire collective qu’est Internet associée à une technologie informatique de plus en plus performante, devienne progressivement autonome, comme détachée de l’homme, devienne en quelque sorte l’émanation la plus récente de la psyché humaine avec cette particularité inimaginable qu’elle pourrait nous échapper.)
Un peu de science-fiction : si par miracle, l’être humain arrivait à survivre à son agressivité meurtrière, et qu’il devait quitter notre navire Terre pour des raisons programmées (le Soleil s’éteindra dans quatre milliards d’années) ou liés à la destructivité humaine (destruction de l’écosystème terrestre ou guerres destructrices), son Arche de Noé du futur ressemblera plutôt à une exportation de toute sa mémoire vers d’autres mondes que par le déplacement d’individus à l’aide de vaisseaux spatiaux.
Cette projection dans un avenir impensable, aussi farfelue puisse-t-elle paraître, me semble intéressante pour se représenter le miracle de l’émanation du psychisme, dernière invention terrestre du biologique. Je veux dire le miracle de l’invention de l’âme humaine.
Je viens de parler de matière/énergie, or il est intéressant de noter que l’étymologie du mot « âme » vient du latin « anima » qui signifie « souffle ». Souffle qui, dans le système taoïste, est synonyme d’énergie en provenance du vide. Très proche de la définition lacanienne du désir prenant sa source dans le manque, le trop-plein devenant du même coup une sorte d’anti-désir. Freud en avait évidemment parlé, certainement en termes moins métaphoriques, puisque pour lui, il paraît assez évident que le désir prend sa source dans l’Œdipe, à une époque de la vie où le petit humain ne peut rien réaliser du tout de ce point de vue (sexuel évidemment) ; donc pour ce qui est du manque, l’enfant est un grand connaisseur !
L’Œdipe restant une structure active au sein de l’appareil psychique, les désirs (qui dérivent tous d’Œdipe) sont toujours fondamentalement irréalisables.
Notre vie repose sur un manque fondamental, une béance, un vide d’où peut émerger le souffle. Le plein ne pouvant donner lieu à aucune mise en mouvement. Se plaindre de la souffrance qu’engendrent nos sentiments d’insatisfaction, bien qu’humainement ceci paraisse parfaitement légitime, est une erreur d’appréciation car il s’agit là de la preuve que notre vie psychique est active… que nous sommes en vie et désirants.
Donc le plein mortifère (en fait la satisfaction pulsionnelle pleine : par exemple dans des conduites addictives) pourrait tout à fait être envisagé comme un excellent moyen d’alimenter la fuite devant la vie telle que je tente de la circonscrire, comme un symptôme au sens où la psychanalyse l’entend.
Je voudrais aussi relever que la culture du gavage, du trop-plein, de la pléthore, qui passe par la folie de la consommation dont la TV et Internet sont devenus les fidèles serviteurs (les fidèles dealers ?) est évidemment une culture de la mort et de l’immobilisme, contrairement aux apparences trompeuse de l’hyperagitation contemporaine (au travers de la passion pathogène de l’agitation sportive, des voyages et des loisirs dans le « toujours partir » , du culte du jeunisme, du culte d’une santé du corps qui ne serait que biologique et de l’esprit réduit à l’organe du cerveau, ses neurones et ses neurotransmetteurs ce qui implique une façon très inquiétante d’envisager un équilibre mental aseptisé coulé dans le politiquement correct et la pensée unique, gage de santé alors que la normopathie est peut-être la pire des psychopathologies (toujours oubliée en plus des classiques névroses/perversions/psychoses).
On sait maintenant qu’un leader de la TV l’a révélé (avant nous ne le savions pas ! !) que le but du néolibéralisme est de vider les cerveaux, de les niveler à un commun dénominateur le plus médiocre pour créer des besoins de consommation. Faire de nos esprits des trous à remplir pour fabriquer du profit financier ! C’est même l’unique but de la publicité.
Faire de l’argent à n’importe quel prix pour satisfaire la passion perverse de l’argent (propos de Vladimir Granoff) [2] de quelques individus assoiffés d’un pouvoir insensé.
La société de consommation est entièrement basée, à mon avis, sur un processus de destruction du désir et du libre-arbitre au profit d’une apologie du besoin immédiat, du pulsionnel et de la manipulation la pire qui soit pour atteindre ses buts de profit sans fin.
Dans ce sens, il n’y a pas de quoi être particulièrement optimiste [3].
Juste une remarque : on voit très bien comment tuer le désir en comblant le manque. Devancer toutes les demandes d’un enfant, en faire un enfant-roi, est le plus sûr moyen de l’anéantir en tant que sujet désirant, sans compter que son absence de limites risque d’avoir des répercussions graves sur son entourage.
Je parle de cela en détail dans mon livre Freud et la question de l’angoisse en décryptant de façon très détaillée toute la structuration psychique d’un enfant.
Cette question de la peur de vivre m’a vraiment interpellé à la suite de deux événements :
a) d’une part la lecture de l’article fondamental de Freud « Au-delà du Principe de Plaisir » (1920) où il introduit sa fameuse pulsion de mort ;
b) d’autre part ma pratique analytique ainsi que le compte rendu clinique d’autres analystes où, malheureusement, un fait remarquable se répète, à savoir que parfois au cours d’une psychanalyse, alors que le refoulé pa-raissait avoir été analysé, les résistances dépassées, bref que les conditions semblaient réunies pour que le sujet advienne enfin à lui-même, un retour en arrière extrêmement préjudiciable se produit, un refus de guérir, de changer, de muter, bref de vivre, réduisant quasiment tout le travail à néant. Cette difficulté en cours d’analyse renvoie à une question existentielle plus générale, à savoir quels sont les motifs qui poussent en général l’être humain à préférer la souffrance au plaisir individuellement et collectivement.
A minima, lorsque, au cours d’une psychanalyse, se fait jour l’émergence du sujet désirant, ce travail de désaliénation demande à celui-ci d’affronter sa propre angoisse, moment toujours crucial où les symptômes souvent tombent. Je me suis demandé alors quelles forces pulsionnelles et désirantes étaient prises dans les mailles de ces symptômes, ces derniers étant maintenus en place par l’action de l’angoisse inconsciente.
Cette observation clinique vient corroborer le référentiel métapsychologique freudien, à savoir que l’angoisse n’existe que parce qu’une tension (en général une pulsion insatisfaite) ou une peur (en général devant un désir irrecevable pour le sujet) entraîne une mobilisation défensive du moi.
Ainsi, le symptôme, en se démasquant, révèle une angoisse tenace. Et bien évidemment, lorsque le symptôme est « magnifique » (référence à l’hystérie), je veux dire particulièrement efficace pour lutter contre l’angoisse, au prix parfois d’aliénations très invalidantes (dans certaines phobies, dans des somatisations redoutables, voire dans des délires psychotiques, etc.), le sujet ne ressent rien de cette angoisse. Une absence d’angoisse éprouvée lorsqu’une symptomatologie est manifeste — donc l’action particulièrement active d’une angoisse inconsciente — signifie souvent une pétrification du sujet, une impossibilité du désir, le triomphe de l’immobilisme, une réduction à néant de la vie psychique. Le sujet, en refusant (inconsciemment bien sûr) l’angoisse qui l’informe de ses conflits inconscients, est finalement complice du refoulement et de ses conséquences névrotiques. Situation on ne peut plus normale (fuir l’angoisse), mais souvent leurrante car, à terme, la symptomatologie résultante risque de se faire de plus en plus aliénante.
L’angoisse étant inévitable, inconsciente la plupart du temps, ses effets se traduisant alors dans les symptômes, et sachant que la fonction de l’angoisse est de signaler un dysfonctionnement du principe de plaisir [4], comment le sujet pourrait-il réagir adéquatement à cette fonction d’alarme s’il ne la ressent pas ? Donc les symptômes empêchent d’entendre ce quelque chose qui « crie » au dedans du sujet, l’empêchent d’être à sa propre écoute, et du même coup lui barrent une possibilité d’une nécessité vitale d’un changement, soit par une mutation intérieure, soit par une modification des contraintes de l’environnement.
Si dans mon ouvrage Freud et la question de l’angoisse, je tente de montrer l’extrême importance de l’angoisse comme stimulation à réaliser pour le sujet les désirs inconscients, se profile donc ici une autre situation : comment le symptôme se formant à partir de l’angoisse, s’il peut sembler confortable, est parfois catastrophique pour l’équilibre d’une personne et/ou d’un groupe social ?
Nous avons déjà la fonction du symptôme comme substitut du désir, fuite devant l’angoisse et langage à déchiffrer.
La guérison d’une déformation de l’esprit ne se fait pas sans douleur et oblige d’échanger un mal, soit celui d’un symptôme aliénant, voire dangereux mais souvent indolore et jouissif (que dire d’un jogger par exemple qui doit courir vingt kilomètres par jour pour se sentir bien ! – je ne parle ici que de personnes qui seraient totalement addictes) contre une angoisse toujours douloureuse mais qui oblige à s’approcher de son désir et de s’ajuster à ses propres limites (pour précisément se débarrasser de l’affect insupportable d’angoisse).
Comment pourrait-il en être autrement puisque le symptôme s’est fabriqué pour échapper à la douloureuse angoisse !
Il existe plusieurs types de grandes angoisses, soit :
1/ L’angoisse de séparation et d’abandon dans laquelle je place l’angoisse de mort qui n’existe pas en tant que telle à mon avis mais est consécutif de la détresse d’abandon.
2/ L’angoisse de persécution et paranoïde.
3/ L’angoisse de la perte de l’amour de l’objet ou pire la perte de l’objet.
4/ Evidemment, l’angoisse de castration lié à nos limites, nos incomplétudes, nos faiblesses que nous acceptons si mal ; les textes sacrés l’ont mis en exergue depuis fort longtemps puisque le pêché d’orgueil est quasiment considéré comme le plus grave.
5/ L’angoisse devant le surmoi qui peut être assimilée à l’angoisse de conscience, ce qu’on appelle couramment les scrupules. La culpabilité en est un dérivé.
Il existe enfin une angoisse devant l’idéal du moi grave dans certains cas car elle oblige une personne à des exigences insensées quant à ses dires et ses faires ; il s’agit en général d’une structure en rapport étroit avec le narcissisme même si c’est de toute façon toujours le cas quand il y a angoisse. Le sentiment qui domine alors est une honte insupportable de soi, une dévalorisation aux conséquences graves de sa propre personne, une mésestime intolérable.
Le symptôme n’est donc rien d’autre qu’une tentative de fuite devant ses peurs avec ses conséquences que nous pouvons définir génériquement sous la locution « peur de vivre ».
Il faut dire que l’être humain à fort à faire pour grandir.
Dit autrement, comment du petit animal qu’est le nourrisson va émerger le petit humain, véritable métamorphose de la naissance du psychisme où d’un appareil cérébral va se dégager progressivement la dimension animique humaine.
Saut phénoménal du bébé qui, à son niveau, passe de la nature à la culture à une vitesse inouïe, travail autrement plus périlleux que celui de la naissance proprement dite.
En fait, le bébé ne fait ni plus ni moins que de muter de l’animalité vers l’humanité en contractant des millions d’années d’évolution qui ont été nécessaires à l’avènement de l’homo sapiens sur la planète Terre. En arrivant à nous visualiser l’incroyable complexité de cette épopée, nous ne pouvons alors pas être étonnés de l’infini respect que les adultes devraient avoir à l’égard des enfants car nous comprenons dans ce cas l’extrême sensibilité de cette évolution et la source fondamentale des souffrances existentielles des humains.
La véritable humanité commencera (peut-être) quand les humains auront du respect pour ce processus extraordinaire qui, pour le moment, n’est vu que d’un point de vue cognitif (l’intelligence formelle, donc les performances, d’où des protocoles expérimentaux du type « comparons les performances d’apprentissage d’un bébé avec celle d’un chimpanzé »). J’illustrerais mon propos en soulignant que si les théories cognitives font le pain quotidien des chercheurs en méthodes éducatives, en fait d’apprentissage, et cela depuis longtemps (par exemple Jean Piaget) la source de nombreuses méthodes psychopédagogique, le référentiel psychanalytique reste toujours très marginal en la matière et jamais soutenu par les services publics. Comme je l’ai déjà évoqué, de permettre à des enfants de devenir des adultes un peu plus conscients, de leur permettre de mieux penser par eux-mêmes et d’avoir un esprit critique serait-il gênant ?
Mais quels mécanismes originels pourraient présider à cette peur de vivre ?
Chez le nourrisson, l’association progressive du plaisir à des vécus, d’abord purement corporel (pure sensation de satiété de la faim et de la soif), puis perceptif (par exemple associer la sensation de satiété à la perception de la voix maternelle pour devenir une sensation-perception : « je suis rassasié mais ce plaisir seul est devenu insuffisant et je veux maintenant entendre maman me parler »), puis psychique (« j’ai faim et je suis capable de me représenter dans l’anticipation tous les plaisirs qui vont accompagner la tétée, par exemple des échanges vocaux, des jeux, etc. »), le besoin va devenir totalement insuffisant à satisfaire la pulsion.
La plus-value qui deviendra de plus en plus indispensable pour nourrir la psyché du bébé, donc le plaisir et la satisfaction de la pulsion, correspond selon moi au désir. Donc le désir est une force, s’appuyant sur la pulsion, qui cherche à reproduire des expériences de satisfaction psychiques précoces. C’est pourquoi le besoin est du côté du corps et le désir du côté de l’esprit.
L’énorme différence économique entre ces deux modalités de satisfaction du principe de plaisir est fondamentale : si le besoin peut être satisfait, le désir est par définition impossible à satisfaire car sujet à des imprécisions typiques du psychisme et s’étayant précisément sur le souvenir de la satisfaction du besoin. Je veux dire qu’à partir du moment où le désir est en place, donc les fantasmes, les représentations, les affects, en fait la pensée, même si elle reste élémentaire au début, l’individu n’en aura plus jamais assez, l’objet de son désir restant soit impossible (car fixé, comme par exemple pour les désirs œdipiens), soit de toute façon fuyant et impossible à repérer précisément car pris en tenaille entre le souvenir précis et simplissime de la satisfaction du besoin et l’espérance d’y arriver par une satisfaction purement psychique.
Nous pourrions en tirer la leçon suivante : le désir est vital pour avancer ; l’objet du désir doit rester dans l’ombre. Accepter cette réalité : est-ce cela accepter la castration ? Dit plus prosaïquement : il est nocif de croire que le désir est réalisable et il est particulièrement salutaire de se contenter d’en avoir, du désir, même s’il doit invariablement conduire à des frustrations et des déceptions qui permettront justement de recharger les batteries désirantes.
Il me semble important de noter à ce stade de notre réflexion qu’une fois le désir en place, il devient aussi vital pour un être humain de tenter de le réaliser que le besoin l’est à l’origine pour permettre au corps de vivre. Donc, une fois l’appareil psychique constitué, il devient une entité qu’il faut nourrir au même titre que les cellules biologiques.
Pour résumer ce que je viens de développer, je dirais que selon la gestion du plaisir/déplaisir par le tout petit enfant, se structure
1/ soit le désir qui pousse à tenter de répéter les expériences de satisfaction ;
2/ soit l’angoisse qui de simple anticipation d’une tension douloureuse devient de plus en plus compliquée pour devenir un signal d’angoisse devant la poussée du désir.
C’est l’exact endroit psychique où se situe la peur de vivre comme attitude d’évitement de l’angoisse structurée archaïquement devant un désir impossible (de fait) et plus ou moins terrorisant selon les conditions d’environnement de l’enfance (par exemple une famille où le plaisir est considéré comme une faute).
Il me paraît très important de noter que le différentiel de plaisir entre la mémorisation de la satisfaction du besoin par rapport à une tentative de réalisation du désir se traduit de toute façon par un déficit de plaisir qui poussera le sujet à tenter de le combler par des remises en route permanente de nouveaux désirs.
Ceci est considérable car il devient possible de comprendre toute la dynamique vitale des humains, et en particulier pourquoi il peut être particulièrement redoutable qu’un sujet trouve un objet de satisfaction qui le comble. Ce « comblement » risque de stopper toute sa dynamique vitale. Pourquoi vivre si nous ne désirons plus rien ? (La mort pouvant se manifester par une mort psychique, par une sorte de minéralisation de l’individu ou une mort physique via une maladie ou un suicide.)
Quel choix pour l’être humain ? Être aliéné et se sentir « tranquille » dans un univers restreint… parfois très restreint, soit grâce à un refoulement névrotique « réussi », soit en faisant payer les autres de son incapacité à vivre via la perversion, ou être libre mais devoir affronter l’angoisse.
Dit autrement : fuir à toute vapeur son désir en faisant le jeu des défenses guidées par une angoisse alors destructrice ou chercher à vivre son désir en affrontant une angoisse, cet affrontement devenant alors créateur.
Prenons un exemple simple de la vie : il me semble plus intéressant d’avoir appris à tromper sa faim (pour prendre un besoin élémentaire) en devenant gourmet plutôt que de devenir boulimique. Gourmet, c’est-à-dire prendre autant de plaisir dans l’attente (voire plus) lorsqu’on envisage d’aller dans un bon restaurant, ou alors lorsqu’on consulte un livre de cuisine dans le but de se mettre au fourneau pour des amis par exemple.
La vie est un mouvement dynamique et inventif. Tout biologiste confirmera que cette définition s’applique dès l’univers moléculaire et cellulaire [5]
La situation de vie me paraît prendre naissance lorsqu’un sujet ressent l’angoisse monter en lui surtout inconsciente car son désir de faire se fait jour, se met au travail : je pense alors que que cette montée du désir est le cœur même de la vie psychique alors que le désir réalisé (pour autant que cela puisse se faire) est décevant et renvoie à la mort (et après ? ce n’est pas pour rien que l’on parle de « petite mort » pour définir la fin d’un acte sexuel).
Plus prosaiquement, le désir me semble superposable à celui de projet.
La peur de vivre en inhibant le sujet interdit tout projet, toute projection dans l’avenir.
Je pense qu’il s’agit d’une angoisse devant l’envie de vivre analogue à celle qui poussa le nourrisson à ses premières élaborations psychiques. D’ailleurs, la situation du processus de création ou d’interrogation existentielle est très proche de celle de la croissance psychique du bébé : il s’agit dans les deux cas de tenter de répondre à des « énigmes » qui s’imposent au sujet [6].
Plusieurs solutions sont, nous l’avons vu à plusieurs reprises, possibles devant l’angoisse générée par le désir :
1/ La fuite dans le refoulement et donc la névrose et le symptôme. Sachant que le processus est inconscient, il est clair que le mécanisme de la formation de symptôme est vital et qu’il doit être respecté même s’il est à la source de la peur de vivre (il vaut mieux vivre petitement que de ne plus vivre du tout !). Seul un travail permet de dénouer une situation symptômatique [7]
2/ Autre destin possible : une acceptation du désir et du manque entraînant du même coup un élargissement de la vie vers la sublimation, l’amour, l’intérêt des autres, la réalisation de ses projets.
Bref, une envie de vivre qui ne soit pas trop angoissante (pas du tout, c’est mieux, mais est-ce possible ?).
Chaque désir est singulier, donc chaque personne est unique et irremplaçable.
Dans ce sens si un symptôme se respecte, que dire d’un désir ?
J’aimerai citer pour terminer un texte magnifique d’Edgar Poe (traduit par Baudelaire) qui ne peut mieux illustrer ce que j’ai tenté d’éclaicir ici au sujet de la peur de vivre : « Nous avons devant nous une tâche qu’il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c’est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d’une trompette l’action et l’énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage ; l’avant-goût d’un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, — et cependant nous la renvoyons à demain ; — et pourquoi ? Il n’y a pas d’explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers ; — servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir ; mais avec ce surcroît d’anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, — désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de force. Il n’y a plus qu’une heure pour l’action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s’agite en nous, — de la bataille entre le positif et l’indéfini, entre la substance et l’ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l’ombre qui l’emporte, — nous nous débattons en vain. L’horloge sonne, et c’est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l’ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s’envole, — elle disparaît, — nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas ! il est trop tard. » [8].
Christian JEANCLAUDE
Psychanalyste
Strasbourg
Notes
[1] Locution inspirée du livre de Milan Kundera L’Insoutenable légèreté de l’être (Paris, Gallimard, 1982)
[2] Au cours d’un week-end/séminaire au centre Thomas-More du monastère de la Tourette avec Vladimir Granoff (69210, L’Arbresle) en 1996
[3] Ingénieur en écologie de formation initiale, je militais dans les années 70 sur les dangers de la pollution. Nous, étudiants inquiets et passionnés, étions pris par les instances officielles (chambres d’agriculture par exemple) pour des rigolos sans consistance. Actuellement, trente ans plus tard, tout le monde s’accorde pour dire que la terre est en danger (mais rien d’efficace n’est fait). René Dumont (1904-2001) le prédisait déjà en 1974 au cours de sa candidature aux élections présidentielles françaises : les électeurs, en grande majorité, se riaient de lui.
[4] Freud et la question de l’angoisse, 2e édition, p. 316
[5] Un exemple extraordinaire : les paramécies (organismes unicellulaires) se reproduisent en général par scissiparité, c’est-à-dire par le mécanisme de reproduction asexuée agi par la mitose qui n’est rien d’autre qu’une duplication de l’ADN, donc un clonage sans aucun progrès puisque la reproduction est à l’identique. Si maintenant, les mêmes paramécies se trouvent dans un milieu appauvri en nourriture, elles se reproduiront sexuellement, c’est-à-dire par le mécanisme de la méiose qui consiste à une recombinaison créatrice génétique, soit de l’ADN : des nouveaux individus totalement originaux vont naître pour devenir plus résistant à la disette : la vie devient créative.
[6] Jeanclaude (Ch.), Les ombres de l’angoisse, op. cit.
[7] Le symptôme est vital car porteur de la réalisation du désir de façon camouflée, il est vecteur de la décharge pulsionnelle nécessaire à l’équilibre psychobiologique. C’est là où la psychanalyse se différencie de toutes les sciences humaines car en essayant de comprendre la causalité des comportements humains, elle comprend le symptôme, même s’il est mesquin et/ou caractériel (quelqu’un de méchant par exemple) alors qu’un jugement de valeur risque d’être posé en absence de compréhension. Ce n’est pas la tolérance qui est visée même s’il s’agit d’une conséquence évidente mais le but analytique vers un plus de vérité du sujet.
[8] Démon de la perversité, Edgar POE (1809-1849). Traduction de Charles BAUDELAIRE (1821-1867)