Cette intervention a commencé en 2002 au cours de la première exposition Corpus [collectif de créateur de bijoux contemporains) au centre Malraux dans le cadre du thème de l’exposition qui est le titre de la conférence. La version était destiné au catalogue de à l’exposition qui eut lieu à L’institut culturel français de Stuttgart à l’automne 2004
Une autre version remaniée est disponible sur ce site à l’attention de la revue de recherche l’ERRE des rééducateurs en RASED (réseau d’aide spécialisé pour les enfants en difficulté).
PROLOGUE
Je voudrais d’abord remercier Monsieur Christophe Burger, plasticien créateur de bijoux à Colmar, qui m’a proposé de réfléchir au thème de l’innommable et de vous exposer mon travail dans le cadre de votre rencontre autour de cette difficile question.
Ayant commis un ouvrage conséquent sur le sujet de l’angoisse1, je pensais alors être à même de vous donner quelques repères pertinents sur l’innommable.
Cependant lorsque j’ai commencé à y réfléchir, bien qu’une foultitude d’idées me soit venue, je me suis senti dans mes petits souliers. En effet, bien que ces pensées me semblaient pertinentes, comment les mettre en or-dre, comment les circonscrire autour d’un sujet par définition insaisissable ? Finalement, je me retrouvais ni plus ni moins à tenter de mettre des mots sur quelque chose qui se dérobe aux mots. Situation pour le moins vacillante et inconfortable.
Cherchant alors de l’aide parmi d’autres écrits, je me suis rendu compte que rien de réellement construit n’étaient exploitables. Je me souvenais alors du début de la rédaction de mon ouvrage sur l’angoisse qui s’approchait de cette situation : peu d’auteurs ne s’étaient amusés à se frotter à ce sujet dans le domaine de la psychanalyse, en tout cas spécifiquement.
J’espère pouvoir vous proposer quelques repérages pertinents sur le thème de l’innommable afin d’alimenter votre réflexion actuelle sur cette question a priori déstabilisante.
Avant d’entreprendre ma réflexion, je voudrais citer Maurice Blanchot : « Angoisse : horreur de tout ce qui la nomme et, la nommant, l’identifie, la glorifie. Elle veut cela, qu’on ne parle pas d’elle et que, comme, dès qu’on parle, c’est elle qui parle, on ne dise rien. »2
Il serait tentant de remplacer le terme d’angoisse par celui d’innommable pour que cet aphorisme donne un éclaircissement que je trouve saisissant au sujet du thème qui nous préoccupe aujourd’hui.
Par quel bout la prendre, cette question de l’innommable ?
Question consubstantielle de la condition humaine, j’y vois deux angles d’approche :
1/ Celui de l’espèce humaine ;
2/ Celui de l’individu ;
ces deux points de vue se rejoignant de toute façon, puisqu’au-delà de nos spécificités individuelles, soit notre condition de sujet, nous avons tous en commun un fond qui s’origine dans notre évolution en tant qu’espèce, évolution qui n’est pas que biologique, mais évidemment psychique.
Essayons d’abord de cerner ce que la psychisme pourrait être.
Nous pourrions nous représenter la réalité psychique comme une quatrième dimension de la matière/énergie : le minéral (assimilable à l’atomique) ayant engendré le végétal, soit une capacité – sorte d’intelligence technologique – des cellules à interagir en collaboration pour le compte d’un même organisme, ayant lui-même engendré l’animal, doué pour les espèces supérieures de capacités cognitives importantes, ayant lui-même engendré le psychique – son originalité majeure étant peut-être la capacité à la représentation, donc à l’anticipation, donc à une vie intérieure indépendante, donc à une mémoire à long terme, donc finalement l’invention du temps – dont l’homme serait le véhicule. Ou encore l’atomique/moléculaire ayant engendré le biologique (la vie) ayant engendré le psychique qui commence d’ailleurs actuellement à prendre une sorte d’autonomie au travers du monde virtuel qui existe depuis longtemps dans la gigantesque mémoire collective que sont les livres, à la différence fondamentale cependant que la mémoire informatique peut voyager par les ondes et permet des capacités de stockage incroyable sur des supports de plus en plus minuscules. (Nous pouvons tout à fait imaginer que l’invraisemblable quantité d’informations stockées dans l’immense mémoire collective qu’est Internet associée à une technologie informatique de plus en plus performante, devienne progressivement autonome, comme détachée de l’homme, devienne en quelque sorte l’émanation la plus récente de la psyché humaine avec cette particularité inimaginable qu’elle pourrait nous échapper.) Un peu de science-fiction : si par miracle, l’être humain arrivait à survivre à son agressivité meurtrière, et qu’il devait quitter notre navire Terre pour des raisons programmées (le Soleil s’éteindra dans quatre milliards d’années), son Arche de Noé du futur ressemblera plutôt à une exportation de toute sa mémoire vers d’autres mondes que par le déplacement d’individus à l’aide de vaisseaux spatiaux. Cette projection dans un avenir impensable, aussi farfelue puisse-t-elle paraître, me semble intéressante pour se représenter le miracle de l’émanation du psychisme, dernière invention terrestre du biologique. Le miracle de l’invention de l’âme humaine : je rappelle ici que Freud n’a quasiment jamais usité du terme de psychisme (psychismus en allemand), mais de celui d’âme (die Seele en allemand).
Je viens de parler de matière/énergie, or il est intéressant de noter que l’étymologie du mot « âme » vient du latin « anima » qui signifie « souffle ». Souffle qui, dans le système taoïste, est synonyme d’énergie en provenance du vide. Très proche de la définition lacanienne du désir prenant sa source dans le manque, le trop-plein devenant du même coup une sorte d’anti-désir. Freud en avait évidemment parlé, certainement en termes moins métaphoriques, puisque pour lui, il paraît assez évident que le désir prend sa source dans l’Œdipe, à une époque de la vie où le petit humain ne peut rien réaliser du tout de ce point de vue ; donc pour ce qui est du manque ! L’Œdipe restant une structure active au sein de l’appareil psychique, les désirs (qui dérivent tous d’Œdipe) sont donc fondamentalement irréalisables. Notre vie repose ainsi sur un manque fondamental, une béance, un vide d’où peut émerger le souffle. Le plein ne pouvant donné lieu à aucune mise en mouvement. Se plaindre de la souffrance qu’engendrent nos sentiments d’insatisfaction, bien qu’humainement ceci paraisse parfaitement légitime, est une erreur d’appréciation car il s’agit là de la preuve que notre vie psychique est active… que nous sommes en vie et désirants.
INNOMMABLE ET ÉVOLUTION DE L’ESPÈCE HUMAINE3
Examinons donc d’abord la question de l’innommable du point de vue de l’évolution de l’espèce humaine.
Aux temps les plus reculés, notre ancêtre encore très proche des grands singes4, aux prises avec des conditions de vie dangereuses, vivait probablement des peurs parfaitement fondées.
Au cours de l’évolution, l’énorme potentiel cognitif humain s’actualisa dans le développement technologique (l’intelligence formelle), mais aussi dans le langage, l’imagination et les sentiments, pour donner forme à une vie intérieure (le monde psychique) et à la civilisation.
En opérant ce saut considérable de la nature vers la culture, l’être humain gagna une parcelle de liberté sur les contraintes de l’environnement sauvage, mais au prix d’une aliénation névrotique : celle de vivre des peurs à l’égard de son monde intérieur perçu comme un inconnu redoutable. Peurs évidemment non fondées puisque relevant de l’imaginaire et ne renvoyant à aucun danger réel.
Ainsi, l’homme, en percevant intuitivement, toutes cultures confondues, qu’un monde intérieur soumis à des forces irrépressibles et mystérieuses influençait sa vie en agissant sur son esprit et son corps, développa des peurs coupées d’une réalité qu’il devient alors pertinent de qualifier d’angoisses. Ces angoisses le poussèrent, pour tenter de s’en débarrasser, à une éjection de son monde intérieur vers l’extérieur en le mettant en scène dans des grands systèmes de représentations (mythologies, religions, croyances diverses) inspirant alors les grandes œuvres plastiques, littéraires et musicales. Dans un mouvement plus maîtrisé, les philosophes, en élaborant les grandes réflexions métaphysiques, tentèrent avec ténacité d’ébranler ce roc d’ignorance que nous pouvons d’ores et déjà soupçonné d’avoir un rapport étroit avec l’innommable.
Freud, en inventant la psychanalyse, ne fit pas autre chose, à la différence près (différence de taille cependant) que ce fut le premier à étudier rationnellement ce monde intérieur et les forces qui s’y jouent, et à nommer « inconscient » cet inconnu qui agit à l’insu de l’homme, saisissable qu’au travers de ses manifestations (sublimations, rêves, fantasmes, délires, hallucinations, actes manqués, symptômes et répétitions). Il nous légua des outils théoriques de compréhension de cet inconscient, ensemble d’élaborations auquel il fut obligé d’adjoindre le préfixe « méta » pour en faire sa métapsychologie, qui signale à nouveau que l’objet étudié est un au-delà des apparences5.
Ce que je trouve remarquable dans cette évolution est une incapacité permanente de l’être humain à nommer ce qui le tenaille de l’intérieur, en tout cas depuis que l’intériorité, donc le psychisme, a commencé à faire partie de sa vie. Il a toujours eu recours à la figuration (les œuvres picturales, sculpturales, les ornements du corps dont bien sûr les bijoux, figuration utilisée même dans les grands mythes où le langage est polysémique et métaphorique en procédant par analogie, déplacement, évocation, énigme sans jamais parvenir à nommer).
Donc ici nous pouvons peut-être repérer un premier point concernant l’innommable.
L’innommable a un rapport avec une intériorité qui fait peur parce que le langage est insuffisant à la circonscrire.
Il s’agira donc d’essayer de cerner l’objet de cette intériorité si on veut s’approcher d’un peu plus près de l’innommable.
FONCTION DU SYMPTÔME
A coup sûr, les projections de cet innommable dans les créations artistiques permettent beaucoup mieux aux humains de s’y reconnaître, comme si toute création recelait en elle un méta-langage au même titre que les symptômes névrotiques qui relèvent de la même logique.
J’illustrerais ce méta-langage à l’aide d’une symptomatologie spécifique : je pense aux phobies qui montrent parfaitement la formation de symptôme, presque de façon caricaturale. La phobie qui est une sorte de réceptacle d’une peur intérieure expulsée et fixée sur un objet de la réalité extérieure est en quelque sorte une victoire psychique – je veux dire en tant que ruse – sur cette peur de l’innommable ; là, « l’objet insaisissable » devient parfaitement nommable (une araignée, une souris, une chambre noire, un avion, etc.). Ce n’est pas pour rien qu’à vouloir débarrasser quelqu’un de sa phobie (les thérapies cognitivo-comportementales sont, paraît-il, très efficaces pour débarrasser les gens de leurs phobies), on risque de le plonger dans une angoisse ou d’induire une autre symptomatologie. Éliminer une phobie sans en extirper la peur dans laquelle elle s’origine me paraît totalement illusoire, voire dangereux (un symptôme est vital tant que le sujet n’a pas d’autre moyen pour satisfaire à ses pulsions et fuir son angoisse). De s’attaquer de plein front à un symptôme sans chercher à en désamorcer les racines est du point de vue psychanalytique un viol psychique ainsi qu’une aberration thérapeutique.
A ce point de notre cheminement, nous pouvons donc dire que l’innommable serait un reliquat, une chose intérieure qui échappe au langage parlé totalement défaillant, mais qu’en revanche il existe un méta-langage où cette chose est susceptible d’être saisie, où une trace est parfaitement visible pour qui peut la voir, en particulier pour ce qui nous intéresse ici, à savoir dans la création artistique.
INNOMMABLE ET SENS COMMUN
J’en suis arrivé à parler de peur intériorisée, donc d’angoisse.
Vous auriez pu choisir un autre terme pour définir le thème de votre réunion tel par exemple l’indicible, l’ineffable ou l’irreprésentable. Pour ma part, le terme qui me semble au mieux épingler l’innommable est celui d’impensé (et non pas d’impensable).
Mais vous avez choisi l’innommable et moi j’en suis alors à vous parler de peur et d’angoisse. Ce n’est probablement pas pour rien car l’innommable, dans le réseau langagier courant, a toujours à voir, en général, avec des situations d’horreur devant lesquelles nous sommes sidérés et sans mot. Je rajouterais qu’il est parfaitement connu que l’extrême beauté induit souvent les mêmes effets avec les mêmes affects de sidération et d’inquiétude.
Le dictionnaire dit dégoûtant, vil, ignoble, infect, indigne, inqualifiable.
Je suppose que de façon tout à fait délibérée, vous avez choisi ce terme dans son sens didactique, à la lettre en fait, à savoir pour désigner ce qui ne peut être nommer.
Cependant, pour répéter ce que je viens de dire précédemment, je ne suis pas convaincu que ce terme résonne ainsi dans nos esprits.
INNOMMABLE ET DÉVELOPPEMENT DE L’ENFANT.
LES ORIGINES DE L’INNOMMABLE
Pour reprendre le fil de mon raisonnement en s’intéressant maintenant au destin de l’individu, j’aurais tendance à penser que l’innommable a un rapport étroit et complexe avec des traces mnésiques inscrites au cours de vécus archaïques et tout à fait vivaces au sein de l’inconscient, donc impulsant notre vie consciente.
Cette zone psychique relativement floue à cerner préoccupe d’ailleurs depuis toujours les psychanalystes, surtout ceux qui se sont intéressés de près à la folie ou aux zones folles de notre inconscient. Et toujours, les définitions restent difficiles, imprécises, parlent toujours d’un avant la représentation mais qui serait déjà une sorte de représentation, d’un avant l’affect mais qui ne serait déjà plus vraiment de la sensation pure (donc de la biologie pure), etc. Il y a eu Melanie Klein qui a tracé la voie après Karl Abraham et considérait que tout était joué dès l’âge de un an, Wilfrid Bion avec ces éléments bêtas qui tentent de mettre en équation des « vibrations » psychiques très élémentaires. En France, par exemple Paul-Claude Racamier lorsqu’il parle de son fantasme non-fantasme ou son objet non-objet, Jean Bergeret lorsqu’il aborde la notion de violence fondamentale, Julien Green avec son concept d’hallucination négative, Jacques Lacan avec ses concepts de « chose » et surtout de « Réel ». Quant à moi, je m’efforce dans mon travail sur l’angoisse de trouver une angoisse primitive dans ce que je définis comme angoisse-tension et pré-angoisse. Pourquoi cette tendance à chercher des origines d’avant le mot, des origines des origines alors que la psychanalyse consiste à travailler avec les mots. Je pense que cette recherche est en rapport avec des difficultés insurmontables que rencontrent certaines cures analytiques qui viennent totalement contredire le principe de plaisir. Hiatus entre la pratique et la théorie que Freud avait assez facilement, à mon goût, évacué en supposant sa pulsion de mort. L’innommable est une zone d’ombre sur laquelle s’investissent avec force certains chercheurs de l’esprit parce qu’elle échappe en permanence à une réelle saisie, en particulier dans la cure analytique.
Je voudrais citer ici, pour exemple, Elisabeth Roudinesco qui, dans sa biographie de Lacan écrit :
« L’interprétation faite par Lacan de la pensée de Lao-tseu était un peu de même nature que celle qu’il avait donné du commentaire heideggerien du logos d’Héraclite. Il s’agissait, une fois de plus, de montrer que l’un était source de multiple au-delà des existences concrètes. Si le Tao est connu comme un vide suprême, c’est-à-dire comme un ineffable qui n’a pas de nom, il émane de lui un souffle primordial : l’un. Et cet un engendre le deux, incarné par les deux souffles vitaux du yin (force passive) et du yang (force active). Entre les deux et les dix mille êtres se trouvent le trois, ou vide-médian, qui procède lui-même d’un vide originel, seul capable de faire le lien entre le yin et le yang. C’est cette notion de vide-médian qui sera utilisé par Lacan pour sa nouvelle définition du réel dans le cadre de sa théorie des nœuds ».6
Lacan est, c’est un euphémisme, assez loin ici du mot, lui qui pourtant l’avait fortement réintroduit en psychanalyse sous la forme de son concept de signifiant. Illustration supplémentaire que le mot n’est pas le tout de l’homme, et qu’il existe en arrière-plan un immense territoire psychique à explorer, l’innommable en en faisant partie évidemment.
Je pense que l’innommable est organisé. En rapport avec la folie, il est parfaitement connu que le sujet souffrant (particulièrement manifeste dans la schizophrénie) plonge dans des angoisses « impensables » (Donald Winnicott), des angoisses de dépersonnalisation et de néantisation… des angoisses de se diluer dans un néant sans limites. J’émettrais l’hypothèse que ces angoisses, dans la mesure où, pour chaque sujet, elles prennent toujours la même forme (une gestaltd) et se manifestent relativement invariablement selon les mêmes facteurs déclenchants sont bien la preuve d’une organisation, voire chez le psychotique d’une organisation particulièrement pérenne et solide. L’immense difficulté rencontrée dans les psychothérapies des psychoses pourrait témoigner de ces espèces de formes psychiques très difficiles à faire évoluer. Et ce n’est pas parce que cette organisation se trouve être probablement extrêmement complexe, qu’il faut, à mon avis, n’y repérer que du chaos (vision assez classique de la folie).
Illustrons : ce n’est pas parce qu’un bâtiment est mal construit et risque de s’écrouler que sa structure n’existe pas ; il a simplement été mal construit par des personnes négligeantes ou incompétentes. Dans le même esprit, un bébé peut mal se construire au contact de parents incompétents et défaillants.
Donc l’innommable ne serait pas une zone de la psyché chaotique, ni une sorte de néant sans limites et frontières, ni un abîme sans fond dans lequel nous pourrions nous perdre. Si risque de perte il y a, c’est une structure mal fichue qui est à mettre en cause et non pas une absence de structure : autrement dit, je pense qu’une fragilité particulière chez un sujet, et plus spécialement la folie où règnent dissociation et confusion, viendrait s’originer dans une zone psychique qui serait alors elle-même folle, impossible à gérer parce que par exemple totalement paradoxale dans ses injonctions ou dans ces affects. Il est parfaitement connu que le double-bind (la double contrainte) est la source de la folie. Exemple très simple : un bébé voudrait des câlins parce qu’il se sent en insécurité, demande à laquelle la mère répond en donnant à manger, puis pour enfoncer le clou, lui affirme qu’il a faim ; il est évident que si ce genre de dynamique relationnelle existe, le bébé, puis l’enfant, subira ce régime d’injonctions contradictoires au quotidien, donc des milliers de fois tout au long de son développement. Je vous laisse imaginer le reste quant à l’équilibre psychique du futur adulte.
C’est Freud lui-même qui parlait d’un « gegenstand » pour permettre à un enfant de grandir, c’est-à-dire d’un objet externe solide : il faut que l’enfant soit confronté à du « consistant » et du « contenant » ainsi qu’à de la cohérence. Quand on dit qu’un enfant doit être aimer pour pouvoir se développer… oui c’est vrai… mais avec cette condition de cohérence et de réelle bienveillance pour l’avenir de l’adulte en devenir, amour qui n’a rien à voir avec une quelconque mièvrerie, ni une lâcheté laxiste. Aimer un enfant, c’est vouloir lui donner une structure psychique qui lui permettra de grandir et de devenir autonome. Dans le cas contraire, « l’amour peut devenir un crime parfait ».7
La bonne volonté, les bons sentiments, les bonnes conduites importées et plaquées sans être comprises (morale religieuse, philosophique et même psychanalytique) n’y changeront rien ; seule la pensée est efficace en la matière : je veux dire une acceptation consciente de l’existence d’un inconscient et de ses forces contradictoires. Et ça ne va pas de soi !!! du moins chez nous en Occident. L’époque actuelle en est une bonne illustration : bien qu’on appelle à la rescousse la psychanalyse à tout propos, notre société dite libérale est number one pour juger et mépriser les individus, number one pour les transformer en marchandise, en fait number one pour considérer la moindre contradiction, la moindre défaillance (en fonction de ses propres critères de productivité et d’efficacité immédiate) comme une véritable trahison à l’idéal de puissance qui anime l’ultra-capitalisme, finalement number one pour postuler que chaque individu est parfaitement maître de ses agissements et que s’il défaille, il le fasse volontairement pour « saper » la collectivité. Parenthèse : n’est-ce pas l’aspect le plus iconoclaste des enseignements freudiens ? qu’en fait nous ne maîtrisons que peu de choses de notre vie. Proposition intolérable pour notre orgueil. Freud, qui avait beaucoup d’humour, avait inventé une histoire à ce sujet. Il dit, je cite de mémoire, que l’être humain ressemble tout à fait à un cavalier qui, après avoir chevauché un cheval fou qui essaye de le désarçonner, et avoir réussi à rester en selle par miracle, tire alors la situation à son bénéfice, et se vante devant les témoins de la scène d’être un cavalier d’exception capable de faire faire des figures extraordinaires à sa monture.
Mais revenons à l’innommable.
Nous pouvons ici faire un pas supplémentaire dans une tentative de délimitation de l’innommable, à savoir :
Que l’innommable a un rapport avec une intériorité qui fait peur parce que le langage articulé est insuffisant à la circonscrire, mais qu’il est niché dans une zone de la psyché organisée en interaction complexe avec des traces mnésiques inscrites au cours de vécus archaïques
.
Comment pourrait-on supposer cette organisation, cette structure de l’innommable ?
Venons-en à la construction du psychisme chez le petit enfant.
Au début est la sensation, la sensation pure, donc le corps. Sensation externe mais aussi interne (cénesthésique et kinesthésique).
Boris Cyrulnik, dans son interprétation éthologique, décrit cet univers pour le fœtus dans les termes suivants, je cite :
« Dès l’origine de la vie psychique, le monde se polarise en un univers de sensations familières, où le bébé palme avec les mains et change doucement de posture quand sa mère parle, et un univers de sensations étranges, où il sursaute, accélère son cœur, se recroqueville ou se tétanise quand sa mère crie et souffre, ou quand l’environnement transmet des sensations stressantes (bruits, chocs, froid) qui contractent l’utérus et changent le biotope fœtal. L’angoisse et la sécurité sont donc les premiers affects qui structurent l’écologie utérine ».8
En fait l’univers du fœtus, puis du nourrisson (je ne fais pas de différences fondamentales entre les deux situations, la naissance ne représentant pas pour moi une rupture aussi grande que beaucoup d’auteurs ont bien voulu dire9) se divise assez simplement du point de vue de son ressenti : le plaisir et le déplaisir.
Je vais essayer de vous expliciter comment le désir prend naissance, donc les représentations et les affects, donc la pensée et finalement le langage. Ou dit autrement, comment du petit animal qu’est le nourrisson va émerger le petit humain, véritable métamorphose de la naissance du psychisme où d’un appareil cérébral va se dégager progressivement la dimension animique humaine. Saut phénoménal du bébé qui, à son niveau, passe de la nature à la culture à une vitesse inouïe, travail autrement plus périlleux que celui de la naissance proprement dite10. En fait, le bébé ne fait ni plus ni moins que de muter de l’animalité vers l’humanité en contractant des millions d’années d’évolution qui ont été nécessaires à l’avènement de l’homo sapiens sur la planète Terre. En arrivant à nous visualiser l’incroyable complexité de cette épopée, nous ne pouvons alors pas être étonnés de l’infini respect que les adultes devraient avoir à l’égard des enfants car nous comprenons dans ce cas l’extrême sensibilité de cette évolution et la source fondamentale des souffrances existentielles des humains. La véritable humanité commencera (peut-être) quand les humains auront du respect pour ce processus extraordinaire qui, pour le moment, n’est vu que d’un point de vue cognitif (l’intelligence formelle, donc les performances, d’où des protocoles expérimentaux du type « comparons les performances d’apprentissage d’un bébé avec celle d’un chimpanzé »). J’illustrerais mon propos en soulignant que si les théories cognitives font le pain quotidien des chercheurs en méthodes éducatives, en fait d’apprentissage, et cela depuis longtemps (par exemple Jean Piaget fut, totalement indépendamment de sa volonté d’ailleurs, à la source de nombreuses méthodes d’apprentissage), le référentiel psychanalytique reste toujours très marginal en la matière et jamais soutenu par les services publics. De permettre à des enfants de devenir des adultes un peu plus conscients, de leur permettre de mieux penser par eux-mêmes et d’avoir un esprit critique serait-il gênant ?
Mais revenons plus précisément à la construction du psychisme chez le petit enfant.
En rapport avec la construction du psychisme chez le petit d’homme, je voudrais essayer de vous faire appréhender les « glissements progressifs du plaisir »11, aux prises avec les métamorphoses des pulsions et leur évolution du besoin vers le désir, c’est-à-dire, du corps vers le psychisme.
Comme je l’ai déjà signalé, la gamme de sensations corporelles du nourrisson pour ressentir son degré de bien-être se restreint à deux réactions essentielles, le plaisir et le déplaisir, réactions coordonnées aux expériences agréables ou désagréables. Le prototype de cette dynamique du principe de plaisir est tout concentré dans la faim-déplaisir qui appelle le besoin de téter pour atteindre la satiété-plaisir. Les manifestations en restent également très simples : le bébé insatisfait, éprouvant du déplaisir, gesticule, s’agite, se raidit, pleure et crie. Sa vie, entièrement sous la dépendance des besoins biologiques de son organisme, est monotone et rythmée par des associations toujours identiques entre des mêmes stimuli et des mêmes réponses. Ceci est très important : au début de la vie, les excitations internes seront pratiquement toutes ressenties désagréablement car le nourrisson est incapable de soulager sa tension interne par luimême. Intervient ici la mère qui est, on le comprend facilement, dotée d’un pouvoir phénoménal sur le bébé (de vie ou de mort). La pulsion, ici d’autoconservation et sexuelle-orale (tout l’érotisme du nourrisson se concentre au niveau de la bouche), trouve :
1/ sa source et sa poussée dans la sensation de faim ;
2/ son but dans la satisfaction de cette tension ;
3/ l’objet étant alors la mère (ou son substitut), le seul qui peut amener
cette pulsion à réduire sa tension.
Je pense qu’il est intéressant d’essayer de se figurer la pulsion comme un pseudopode qui cherche l’objet pour satisfaire son but : ici la mère est comme prise dans un lasso pulsionnel et il est préférable qu’elle soit capable d’un amour oblatif à l’égard de son enfant pour ne pas se sentir prisonnière de ce mécanisme fusionnel nécessaire au démarrage de la vie, j’entends d’être dans une relation déficitaire pour elle à ce moment dans la relation. Heureusement que l’illusion sauve tout : les regards et les mouvements du bébé vers la mère sont rapidement interprétés par elle comme un retour d’amour et de reconnaissance éperdue. En réalité, il ne s’agit encore que de réflexes biologiques vides de sens d’un point de vue psychique, l’amour (et la haine) ne venant que plus tard avec la naissance du désir.
A ce niveau de la gestion du plaisir selon les mouvements de la satisfaction des besoins d’autoconservation, je situe personnellement ce que j’ai appelé l’angoisse-tension, soit la plus archaïque et la plus innommable : je veux dire que définir l’objet de l’angoisse est quasiment impossible puisqu’il s’agit essentiellement d’un mécanisme de gestion du plaisir, en fait un mécanisme économique n’ayant pas de rapport avec une peur. En gros, à chaque augmentation d’un besoin, pour peu que la réponse maternelle tarde (et il est difficile de concevoir que la mère soit toujours et systématiquement en totale adéquation avec son nourrisson), le bébé apprend très vite à anticiper la perspective d’une souffrance (celle de la faim), cette anticipation se traduisant par une mémorisation de la tension douloureuse qui deviendra rapidement une angoisse. Cette angoisse, si la relation mère-enfant fonctionne vraiment mal, peut virer en une attente insupportable dans un état d’impuissance psychobiologique, dans un état que Freud a décrit par l’Hilflosigkeit (état de détresse absolue).
Donc ici la dynamique du plaisir est encryptée dans une dynamique pulsionnelle répondant essentiellement à des nécessités d’autoconservation du corps, donc des besoins.
Progressivement, le bébé, parallèlement à son développement cérébral extrêmement actif, donc parallèlement au développement de ses compétences sensorielles, psychomotrices et cognitives, va associer les moments de plaisir (et de déplaisir) d’abord à l’objet-sein (ou son substitut), puis à la personne porteuse de ce sein (ou son substitut). D’une relation au départ fusionnelle (le bébé ne fait strictement pas la différence entre lui-même et son monde environnant) et somme toute assez simple, dans un mouvement d’individuation/séparation, le bébé tout en se séparant de sa mère, ou dit autrement tout en prenant conscience de son existence en tant qu’objet à part entière, va dans un mouvement inverse s’en rapprocher d’une façon différente. Nous pourrions dire que le bébé, en perdant l’objet-sein et les plaisirs archaïques qui lui sont associés, gagne une mère en tant que personne différente de lui en même temps qu’il se perçoit lui-même aussi comme une personne. En fait la relation change imperceptiblement de nature, tout y devient beaucoup plus complexe, plus riche : l’appareil psychique est en pleine naissance. Les deux partenaires y gagnent, même si souvent cette individuation/séparation est vécue de façon dramatique. Ce drame n’est rien d’autre que la projection maternelle de sa propre individuation/séparation qui fut mal supportée. Il s’agit ici d’un bel exemple d’hérédité psychique et de transmission transgénérationnelle d’une pathologie. Bel exemple aussi de la façon dont l’enfant est l’otage d’une névrose parentale.
Que se passe-t-il ?
En associant progressivement le plaisir à des vécus, d’abord purement corporel (pure sensation), puis perceptif (par exemple associer la sensation de satiété à la perception de la voix maternelle pour devenir une sensation-perception : « je suis rassasié mais ce plaisir seul est devenu insuffisant et je veux maintenant entendre maman me parler »), puis psychique (« j’ai faim et je suis capable de me représenter dans l’anticipation tous les plaisirs qui vont accompagner la tétée, par exemple des échanges vocaux, des jeux, etc. »), le besoin va devenir totalement insuffisant à satisfaire la pulsion. Si l’indigence de l’environnement ou de graves défaillances devaient rendre cette opération impossible, les lignes de force qui président à la formation de l’appareil psychique sont alors mal parties : le destin peut devenir psychotique et/ou pervers car le développement cognitif s’appuiera sur une structure psychique appauvrie et incohérente. La plus-value qui deviendra de plus en plus indispensable pour nourrir la psyché du bébé, donc le plaisir et la satisfaction de la pulsion, correspond selon moi très exactement au désir. Donc le désir est une force, s’appuyant sur la pulsion, qui cherche à reproduire des expériences de satisfaction psychiques précoces. C’est pourquoi le besoin est du côté du corps et le désir du côté de l’esprit.
L’énorme différence économique entre ces deux modalités de satisfaction du principe de plaisir est fondamentale : si le besoin peut être satisfait, le désir est par définition impossible à satisfaire car sujet à des imprécisions typiques du psychisme et s’étayant précisément sur le souvenir de la satisfaction du besoin. Je veux dire qu’à partir du moment où le désir est en place, donc les fantasmes, les représentations, les affects, en fait la pensée, même si elle reste élémentaire au début, l’individu n’en aura plus jamais assez, l’objet de son désir restant soit impossible (car fixé, comme par exemple pour les désirs œdipiens), soit de toute façon fuyant et impossible à repérer précisément car pris en tenaille entre le souvenir précis et simplissime de la satisfaction du besoin et l’espérance d’y arriver par une satisfaction purement psychique.
Nous pourrions en tirer la leçon suivante : le désir est vital pour avancer ; l’objet du désir doit rester dans l’ombre. Accepter cette réalité : est-ce cela accepter la castration ? Dit plus prosaïquement : il est nocif de croire que le désir est réalisable et il est particulièrement salutaire de se contenter d’en avoir, du désir, même s’il doit invariablement conduire à des frustrations et des déceptions qui permettront justement de recharger les batteries désirantes.
Il me semble important de noter à ce stade de notre réflexion qu’une fois le désir en place, il devient aussi vital pour un être humain de tenter de le réaliser que le besoin l’est à l’origine pour permettre au corps de vivre. Donc, une fois l’appareil psychique constitué, il devient une entité (bien sûr totalement articulé au corps) qu’il faut nourrir au même titre que les cellules biologiques. Mon assertion pourrait paraître une lapalissade, surtout pour vous qui vivez de créations artistiques, mais il me semble que la psychanalyse permet mieux de cerner les racines tout de même assez extraordinaires de ce phénomène : qu’en quelque sorte une émanation de la psychobiologie humaine devienne un véritable corps à part entière, un corps psychique qui pourrait nous paraître virtuel et n’est pas moins aussi réel qu’un morceau de matière.
Pour résumer ce que je viens de développer, je dirais que selon la gestion du plaisir/déplaisir par le tout petit enfant12, se structure
1/ soit le désir qui pousse à vouloir alors répéter les expériences de satisfaction ;
2/ soit l’angoisse qui de simple anticipation d’une tension douloureuse (angoisse-tension) à venir devient de plus en plus élaborée pour aboutir au signal d’angoisse devant une poussée désirante (ce j’ai appelé l’angoisse-peur car le sujet est sensé repérer un objet de désir qui lui fait peur).
Il me paraît très important de noter que le différentiel de plaisir entre la mémorisation de la satisfaction du besoin par rapport à une tentative de réalisation du désir se traduit de toute façon par un déficit de plaisir qui poussera le sujet à tenter de le combler par des remises en route permanente de nouveaux désirs.
Ceci est considérable car il devient possible de comprendre toute la dynamique vitale des humains, et en particulier pourquoi il peut être particulièrement redoutable qu’un sujet trouve un objet de satisfaction qui le comble. Ce « comblement » risque de stopper toute la dynamique vitale. Pourquoi vivre si nous ne désirons plus rien, la mort pouvant se manifester par une mort psychique, par une sorte de minéralisation de l’individu ou une mort physique via une maladie ou un suicide (authentique ou sous la forme masquée d’un acte manqué).
Tentons ici encore un pas supplémentaire pour un peu mieux cerner ce que l’innommable pourrait recouvrir en terme de noyau psychique non pas refoulé, le refoulement s’activant réellement qu’une fois toute la dynamique désirante bien structurée et donc le matériau dont elle se nourrit, soit des représentations, des affects (l’amour et la haine étant les éléments primaires), donc des fantasmes, et finalement une pensée (aussi archaïque soit-elle au départ).
Rappelons ici succinctement que le refoulement est un mouvement du conscient vers l’inconscient, une défense particulière du sujet devant des manifestations psychiques qui lui sont intolérables. Pour qu’elles soient intolérables, encore faut-il qu’elles puissent être mises en scène, l’instance du préconscient jouant ici un rôle prépondérant. Donc le refoulement est un mouvement défensif déjà très secondarisé et qui ne répond pas au fonctionnement de l’archaïque.
Je pense ainsi que l’innommable n’est pas refoulé car :
1/ organisé bien avant la structuration du moi du sujet ;
2/ ne pouvant pas donner lieu à une saisie dans la mesure où il s’agit essentiellement de mécanismes mémorisés de gestion du plaisir/déplaisir bien avant la formation du mot chez le petit enfant. Il est tout à fait possible d’imaginer que la fantasmatique associée à l’innommable, quand elle existe, reste très floue et vague. Je pense à certains rêves que nous pouvons faire et dont la scénarisation est impossible : nous nous souvenons d’une ambiance, d’un climat, de sensations parfois très fortes (chaud, froid, densité, légèreté, etc.), d’images éventuellement élémentaires (quasiment abstraites), mais il est impossible de raconter le rêve.
En fait, l’innommable est proche de la pulsion dans sa dynamique la plus archaïque, pulsion qui, dans les manifestations psychiques est difficilement reconnaissable, sinon par un raisonnement récurrent, par inférence. Exemple : une mère aime « à la folie » son enfant au point de l’étouffer. Un psychologue dira que cette mère est possessive, ce qui reste gentillet. Un psychanalyste pensera immédiatement pulsion d’emprise avec tous ses avatars, pulsion d’emprise étant une spécialisation de la pulsion d’agression, voire étant une pulsion de meurtre. Et les faits parleront dans ce sens, soit que l’enfant meurt effectivement (mort subite du nourrisson, maladie infantile, tendance suicidaire), soit qu’il évoluera dans un état d’aliénation totale dans une situation névrogène voire psychogène (soumis au désir maternel), soit dans une lutte à mort pour survivre (donc une révolte à vif qui risque d’évoluer vers quelque chose d’ingérable). Toujours est-il que dans cet exemple, si on regarde la dynamique pulsionnelle, il est clair que la pulsion maternelle se sert de l’enfant pour se satisfaire, et dans ce sens sous le vocable « amour », on voit à l’œuvre un processus de prédation et cannibalique : il n’y a aucun amour là-dedans. Ainsi lorsqu’on épluche tous les mécanismes de déformations qui cachent l’intentionnalité véritable de la pulsion (surtout à ne pas confondre avec une intention consciente), qu’elle vienne de l’intérieur ou de l’extérieur, on tombe sur l’innommable. Pour tenter de vous convaincre de la réalité de la pulsion, bien qu’elle soit totalement invisible (c’est pourquoi Freud parlait de la théorie des pulsions comme d’une mythologie psychanalytique), je continuerais l’exemple ci-dessus en le prenant différemment. Imaginons maintenant qu’une personne soit animée par une pulsion d’emprise particulièrement vive. Peu importe la forme qu’elle prendra, discrète (sollicitude anxieuse par exemple sous la forme d’obséquiosité) ou très bruyante (érotomanie par exemple avec harcèlement véritable), le sujet qui sera pris dans cette pulsion de l’autre développera rapidement une envie de fuir irrépressible car se sentant en danger ; il ne saura pas nommer pourquoi, mais même en se raisonnant, son intuition l’informera d’une réalité ici objectivement insupportable, à savoir qu’il risque fort de faire bouffer la laine sur le dos, voire de se faire bouffer tout court par l’autre.
Donc je complète notre tentative de définition de l’innommable :
L’innommable a un rapport avec une intériorité qui fait peur parce que le langage articulé est insuffisant à la circonscrire. Niché dans une zone de la psyché organisée et encryptée dans des réseaux de sensations-perceptions en rapport étroit et complexe avec des traces mnésiques inscrites au cours de vécus archaïques, l’innommable n’est pas refoulé (pas refoulable en fait) mais agit à bas bruit en arrière-plan des manifestations de la psyché, qu’elles soient purement psychiques, psychosomatiques ou psychomatérielles.
INNOMMABLE ET CRÉATION
Revenons un instant sur les structures élémentaires du psychisme afin de tenter de comprendre qu’elle pourrait être la racine du processus de sublimation, seul processus psychique d’élaboration des pulsions que nous pourrions qualifier de véritablement sain (mais sûrement bien moins efficace qu’une bonne névrose pour fuir l’angoisse. Est-ce cela le choix humain ? Être aliéné et se sentir « tranquille » dans un univers restreint… parfois très restreint, soit grâce à un refoulement névrotique « réussi », soit en faisant payer les autres de son incapacité à vivre via la perversion, ou être libre mais devoir affronter l’angoisse. Dit autrement : fuir à toute vapeur son désir en faisant le jeu des défenses guidées par une angoisse alors destructrice ou chercher à vivre son désir en affrontant une angoisse, cet affrontement devenant alors créateur.
En effet, les pulsions, sous l’influence de l’angoisse essentiellement inconsciente, supportées par le besoin et/ou le désir, peuvent suivre des destins radicalement différents, du plus abject dans la perversion, en passant par le plus douloureux dans la folie, du plus aliénant et compliqué dans la névrose, du plus destructeur dans les maladies organiques, au plus noble dans la sublimation.
Imaginons le bébé en situation d’excitation pulsionnelle (la faim par exemple) dans l’attente que la personne nourricière vienne satisfaire son besoin. Nous avons vu qu’il allait structurer une angoisse (l’anticipation de cette attente douloureuse) plus ou moins forte selon l’intelligence (du cœur) de la situation de la part de la mère ou de son substitut. Parallèlement, sa croissance psychique lui offre des moyens de plus en plus sophistiqués pour tenter de résoudre son angoisse au fur et à mesure que son intériorité, son monde intime, se construit : c’est ce que nous avons défini comme l’évolution du besoin vers le désir. A un moment de son évolution, se poseront pour lui plusieurs options pour tenter d’échapper à la souffrance de l’angoisse chaque fois qu’un désir ou un besoin se fera jour. Soit, pour des raisons imputables à une relation mère-enfant défaillante, il sera dans l’impossibilité d’autonomie psychique d’élaborer son angoisse : il s’en remettra indéfiniment à un tiers avec le sentiment de solitude associé que l’on peut supposer. Soit, le bébé va devenir un chercheur et un expérimentateur psychique. Au même titre qu’il explore son environnement, il pourra explorer son imagination ; en s’inventant des histoires et des scénarii, il aura la possibilité de diminuer considérablement son angoisse. Ce processus d’enrichissement du psychisme par la création de représentations, d’affects et de fantasmes deviendra un patrimoine pour toute la vie du sujet. Juste une parenthèse : n’est-ce pas fondamentalement le travail d’une psychanalyse de vitaliser un appareil psychique qui était resté en panne précocement (ce que les psychanalystes nomment fixation dans leur jargon).
Exemple : « moi, bébé, papa entrant du travail, j’ai très envie de jouer avec ce père ». Le père ne peut pas (ou ne veut pas) répondre instantanément à cette demande. « Moi, bébé, je suis alors submergé d’excitations internes mais heureusement, il y a longtemps que j’ai appris à les gérer en jouant avec mon esprit. Donc à ce moment, je peux soit émettre des cris auxquels papa répondra et ronger mon frein ainsi, soit prendre mon doudou (l’objet transitionnel) dans les bras et le transformer en un papa de remplacement en attendant, soit mettre une bonne raclée à mon doudou-papa pour le punir de ne pas répondre immédiatement à mon envie de jouer, etc. J’invente des combinaisons psychiques pour métaboliser mon excitation pulsionnelle ».
Je pense qu’il s’agit ici du creuset de la sublimation : face à un afflux d’excitations que le bébé ne maîtrise pas dans un premier temps, il va apprendre à apprendre à gérer cette souffrance en inventant, ce qui lui permettra de différer ces demandes de mieux en mieux en supportant les frustrations inhérentes à son état d’impuissance (n’oublions pas que le bébé est un véritable handicapé psychomoteur). Formulé différemment, face à un désir et/ou un besoin, de toute façon irrépressible, plutôt que de tenter de les annuler (mécanismes de défenses qui détournera alors la satisfaction pulsionnelle dans une autre manifestation de l’inconscient tel un symptôme par exemple), de pouvoir différer leur réalisation ou leur satisfaction, et ceci à répétition pour le bébé, donc dans le cadre d’apprentissage d’un processus, l’objet proprement dit de la pulsion perd de son importance en terme d’objet de plaisir, le plaisir se déplaçant progressivement sur l’attente de cette réalisation, espace d’attente dans lequel se produit l’essentiel, à savoir un travail de la pensée. Illustrons par un exemple simple de la vie : il me semble plus intéressant d’avoir appris à tromper sa faim (pour prendre un besoin élémentaire) en devenant gourmet plutôt que de devenir boulimique. Gourmet, c’est-à-dire prendre autant de plaisir dans l’attente (voire plus) lorsqu’on envisage d’aller dans un bon restaurant, ou alors lorsqu’on consulte un livre de cuisine dans le but de se mettre au fourneau pour des amis par exemple. Si comme le dit Freud, faisant référence au fait que la seule lecture des écrits analytiques ne remplacera jamais l’expérience vécue d’une analyse, la lecture d’un menu ne nourrit pas (et il est vrai que les besoins doivent être satisfaits), je dirais que l’absence de la lecture d’un menu risque d’amener à une satisfaction pulsionnelle coupée de toute dimension psychique : ça risque d’être très triste. La situation du créateur me paraît identique lorsqu’il ressent l’angoisse monter en lui car son désir de créer se fait jour, se met au travail : je pense alors que le plaisir de l’élaboration est autrement plus riche et plus intense que celui qui apparaît au moment où le projet est terminé.
Donc, en ce qui concerne l’angoisse de création, je situerais personnellement son origine dans ce que j’ai appelé l’angoisse-tension dans mon livre Freud et la question de l’angoisse, à savoir l’angoisse la plus archaïque : le sujet est submergé par un afflux d’excitations endogènes devant lequel il ne peut, dans un premier temps, faire face. Que cet afflux puisse ensuite prendre une forme secondaire extrêmement sophistiquée par la voie de la sublimation par le truchement d’un bouillonnement de pensées intellectuelles ou esthétiques chez un créateur, ne doit pas, à mon avis, nous leurrer sur la nature exacte de cette angoisse. Je pense qu’il s’agit d’une angoisse analogue à celle qui poussa le nourrisson à ses premières élaborations psychiques. D’ailleurs, la situation du processus de création ou d’interrogation existentielle est très proche de celle de la croissance psychique du bébé : il s’agit dans les deux cas de tenter de répondre à des « énigmes » qui s’imposent au sujet13.
Donc, on peut supposer que l’activité créatrice est le produit d’élaborations après-coup de soubresauts d’excitations qui sont la réminiscence de l’afflux d’excitations subi par le nourrisson ; ces excitations originellement biologiques qui n’avaient aucun sens pour le bébé avant qu’il puisse y raccrocher des élaborations psychiques. Autrement dit, l’activité créatrice pourrait bien être le résultat d’une perception d’un débordement d’excitations, et ceci même si les manifestations sont très élaborées sous la forme de réalisations qui pourraient laisser penser qu’il y a une maîtrise du phénomène. En fait, ces manifestations secondaires ne sont probablement que le produit « fini » d’excitations endogènes qui viennent de très loin et sont mises en forme, après-coup par le moi préconscient-conscient. L’activité créatrice a ceci de caractéristique qu’elles renvoient toujours le sujet vers une zone d’ombre de sa personne, comme si les élaborations en pensée ne permettaient en aucune manière d’épingler cette zone d’ombre.
Evidemment cette zone d’ombre correspond à ce que nous essayons de cerner ici : l’innommable.
En tentant de décrire quel pourrait être le processus de sublimation à la base de la création, je voulais mettre à jour comment l’innommable se trouve véhiculé des cryptes les plus archaïques de la psyché jusque, ici, dans la réalisation artistique.
Je pense qu’il reste toujours un fond d’insatisfaction chez tout créateur14. Insatisfaction vitale qui ne me semble pas uniquement correspondre à l’impossibilité intrinsèque de réaliser le désir, en particulier car nous avons peut-être plus à faire historiquement au besoin. Ne s’agirait-il pas aussi de l’impossibilité de maîtrise de cet archaïsme, et des traces mnésiques qui nous sont propres à chacun selon notre trajectoire, qui piquerait au vif l’orgueil du créateur, car il en faut de l’orgueil pour créer.
« Gouffre d’insatisfaction dans lequel l’énergie se déverse. Transmuer cette énergie en créativité humaine est une activité vitale essentielle qui alimente la pensée et les grandes réalisations de l’humanité, ceci contre les satisfactions pulsionnelles brutes, contre la perversion, donc contre la barbarie. L’angoisse–tension que le sujet cherche perpétuellement à résoudre au travers, soit de ses interrogations existentielles, soit de ses activités créatrices confère, comme nous l’avons déjà vu, à ces dernières un caractère de nécessité vitale. Tout comme il est vital pour le nourrisson, afin qu’il gagne une autonomie vis-à-vis de sa mère, de tenter d’abaisser son angoisse-tension en élaborant psychiquement des représentations, des affects, des fantasmes, il est vital pour l’adulte de produire du sens avec ses excitations endogènes afin d’essayer de s’en affranchir et de ne pas être débordé par l’angoisse ».15 Comme je l’ai dit précédemment, j’ai l’impression que nous sommes plus proche du besoin que du désir, en tout cas d’un mode de satisfaction pulsionnelle archaïque. L’absence de structuration psychique des excitations qui sous-tend la production d’angoisse de création me paraît trouver son illustration dans la « gratuité » et l’« inutilité » des activités qui en découlent. Il va de soi que lorsque je parle ici d’inutilité, je me place du point de vue des valeurs utilitaristes de notre société de consommation. Autrement dit, je fais référence à cette question stupide du consommateur zélé face à une œuvre d’art ou un projet de science fondamentale : « à quoi ça sert ? » À force de la poser, cette question, et de culpabiliser les créateurs en leur soulignant à gros traits leur inutilité sociale, les sponsors commencent d’ailleurs à s’immiscer dans des domaines où leur présence au travers du pouvoir de l’argent me semble redoutable car ils peuvent imposer des normes qui nuisent à toute création au même titre, par exemple, que le pouvoir soviétique imposait à ses artistes « officiels » de faire dans le réalisme socialiste. (Actuellement, en occident, ces effets se font déjà nettement sentir dans l’évolution du cinéma.) Que ces normes puissent être leurrantes car elles donneraient l’illusion de liberté ne change rien à l’effet stérilisateur et fascisant de ces normes ; je pense en particulier à la nécessité obscène contemporaine et quasi obligatoire de montrer, à partir de différents supports (films, livres, musique, voire arts picturaux), une violence inouïe et/ou une sexualité malade pour vendre et faire de l’audience.
Revenons à la création. « Qu’elles puissent s’intégrer dans le paysage social ou que le sujet en acquière la maîtrise après-coup, ce qui peut alors les rendre socialement » utiles « , c’est-à-dire s’intégrer dans le circuit économique, ne démontre pas que ce serait — en tout cas principalement — des processus psychiques secondaires du moi qui agiraient en arrière-plan. Dit autrement, dire que les activités humaines les plus nobles dépendraient du libre–arbitre de ses promoteurs me semble être une mystification au service d’un orgueil défensif. Il n’est pas impossible que l’être humain le devienne vraiment — donc un être pensant — que lorsqu’il cesse de vouloir croire que sa pensée dépend de sa volonté. »16
« Que nous nous référions à des peintres, des sculpteurs, des philosophes, des écrivains, des poètes, des scientifiques, des musiciens, des inventeurs, voire dans certaines circonstances (lorsqu’il n’y a aucune intentionnalité, attitude en général typique des personnages qui ont un grand destin), des politiques, des sportifs, des hommes d’affaire, leurs activités ne sont certainement pas assujetties à des buts préalables, leur création étant en dernière analyse d’origine inconnue, irrépressible et irréductible, vitale et » gratuite « . Que ce » bouillonnement » créatif puisse parfois, par surcroît, permettre une réussite et une reconnaissance sociales est dû à la conjonction du hasard et de la maîtrise (gestion) après-coup de celui-là. On peut supposer que le talent, encore plus le génie, soit la conjonction d’une puissante angoisse-tension associée à des capacités d’élaborations psychiques exceptionnelles ».17 Le génie, qui est la pointe extrême de cette organisation psychique, donc l’illustration la plus spectaculaire, ne laisse aucune place au doute quant au fait qu’un sujet génial ne choisit pas, sinon d’accepter son génie et de le mettre en œuvre (ou de le refuser et d’en mourir).
Il est évident que de nombreuses personnes n’éprouvent pas d’angoisse/désir de création car les excitations endogènes qui pourraient en être responsable sont détournées à la source. L’horreur de l’incertitude motive cette conduite défensive : c’est comme si ces sujets vivaient en fait dans l’illusion d’avoir réussi à nommer l’innommable. (Ce sont en général « ceux qui savent tout », donc rien, et manquent cruellement d’imagination.) Je m’explique : il est probable que les excitations indifférenciées du nourrisson que cet adulte fut ont donné lieu à des défenses structurées qui ont détourné les excitations gênantes dans des actes et des dénis sous forme de fantasmes alimentés par la pensée magique. Tout se passe comme si, une fois adultes, ces individus se disaient face à des montées d’excitations indifférenciées : « on avait réussi à donner un sens à ces excitations en les transformant en certitudes, on ne va tout de même pas recommencer à se questionner à ce sujet ». Conditionnés dans ces attitudes, ils fuiront tout ce qui pourrait remettre en cause leurs certitudes, leurs préjugés, et ne se risqueront bien sûr jamais à la création qui les exposerait à une angoisse insupportable impossible à surmonter, de toute façon impossible à convertir en énergie créatrice. Ces défenses peuvent prendre l’allure d’une sorte d’hypomanie qui consiste à s’agiter en tout sens pour métaboliser ce surplus d’énergie brute (les excitations indifférenciées) : on retrouve ce comportement chez les personnes qui courent tous les spectacles, ne supportent pas les vacances, sont toujours dans l’agir, bref qui ne tolèrent pas l’innommable duquel pourraient surgir des excitations imprévues.
Faisons ici un pas supplémentaire en énonçant une caractéristique de l’innommable, à savoir que
dans la mesure où échappant en grande partie à tout processus représentationnel, ainsi qu’à toute mise en affect véritable (joie, chagrin, amour, haine, etc.), et bien évidemment à toute mise en mots, soumis seulement aux lois les plus élémentaires du plaisir/déplaisir, je ne pense que l’ensemble psychique de l’innommable peut être réellement pris dans des mécanismes de défenses élaborés tel le refoulement. Je suggère ici d’émettre l’hypothèse que l’innommable traverse la psyché de part en part, en quelque sorte intact, même s’il est méconnaissable puisque déformé par des mécanismes d’élaborations psychiques sophistiqués après-coup et de toute façon inconnaissable psychiquement dès sa construction. C’est pourquoi dans le processus de sublimation qu’est la création artistique, je pense que cette part d’innommable se retrouve dans les réalisations psychomatérielles, en fait les œuvres artistiques, support de réalisation de la pulsion beaucoup plus proche de l’innommable que n’importe quelle tentative de mise en mots et de conceptualisation. Je veux dire que la transcription de l’innommable dans l’œuvre artistique, à partir des inscriptions mnésiques archaïques, est surtout sensorielles, donc corporelles. La sensorialité d’origine se retrouve, même après le processus compliqué de la sublimation, quasiment à l’identique à l’arrivée. A la fois sensorialité identique, mais mise en figuration transformée et stylisée par les processus psychiques secondaires. Donc, c’est par la voie essentiellement de l’affect archaïque que le noyau innommable contenu dans l’œuvre artistique sera ressenti par un autre.
Je voudrais insister ici sur cette articulation sublimation/angoisse-tension/innommable. Rappelons-nous l’image du bébé-chercheur face aux énigmes que lui pose sa douloureuse angoisse-tension, qu’il est bien obligé d’élaborer s’il veut atténuer cette souffrance, voire la transformer en plaisir d’attente et d’amorcer ainsi un apprentissage de la sublimation. Apprendre à sublimer l’innommable est peut-être une des fonctions majeures de toute recherche, qu’elle soit scientifique ou artistique. Mais l’Art y réussit mieux car nul besoin d’outil de décryptage sophistiqué (une connaissance scientifique par exemple) n’est nécessaire à l’interlocuteur pour comprendre la part d’innommable d’une œuvre artistique (la détresse sans fond d’un Schubert, la force insensée [fureur ?] d’un Picasso, l’infinie fragilité d’un Van Gogh, la passion dévorante [pour sa sœur ?] et la perdition d’un Rimbaud, etc.). Dans ce sens, l’Art est populaire (au sens noble) et accessible à tous (que dans les faits, cette réalité ne soit pas vraie pour nos sociétés de consommation est, je crois, lié à une véritable carence éducative, voire même une éducation contre-productive qui considère l’Art comme étant une activité humaine mineure ; je prendrai pour seul exemple la place de l’enseignement de l’histoire de l’Art dans les écoles, à savoir qu’elle tend vers zéro).
Pourquoi mon insistance sur cet aspect de la transformation de l’angoisse archaïque dans le processus de sublimation ?
Classiquement en psychanalyse, l’activité sublimatoire épistémophilique, dont bien évidemment la création artistique (n’y-a-t’il pas plus puissant chercheur que l’artiste ?), trouverait son origine dans les investigations sexuelles infantiles, dans les angoisses correspondantes essentiellement à la découverte des sexes, à la castration et à la scène primitive (ce qui donne naissance aux théories sexuelles infantiles : par exemple naissance par l’ombilic, théorie du cloaque, etc.)18. Angoisses que j’ai nommé dans mon livre Freud et la question de l’angoisse « angoisses-peur » car étant angoisse devant des objets en rapport avec des désirs (par exemple désirs œdipiens).
Il se trouve que selon cette logique classique des mécanismes de création, une détente devrait advenir après avoir produit une œuvre ou une réponse existentielle à une question, c’est-à-dire après avoir détendu les tensions d’angoisses correspondantes. Or, dans certains cas, tout le monde connaît l’incroyable frénésie créative, artistique ou intellectuelle, qui anime certaines personnes alors que jamais un apaisement véritable n’apparaît.
Quand un créateur a tout essayé, tout inventé ou réinventé, en quelque sorte tout sublimé, quel est ce roc irréductible sur lequel il bute, ce gouffre souvent vertigineux devant lequel il se trouve pour recommencer encore et toujours à créer ou s’interroger. Ne serait-ce pas l’innommable, cette zone de la psyché bien plus archaïque que celle correspondantes aux désirs, défenses et angoisses en rapport avec la découverte des sexes, la castration et la scène primitive.
INNOMMABLE ET RELIGION
Je voudrais faire ici une digression concernant le mot « créateur ». Etymologiquement, le créateur est celui qui crée à partir du néant : il s’agit en fait de Dieu.
Par parenthèse, je m’efforce tout au long de ce développement de tenter de démontrer que l’innommable, probable creuset de la sublimation, donc de la création, est tout sauf un néant. A la rigueur un vide de mots et de représentations, un vide de pensée, mais aussi un creuset pulsionnel dont l’énergie va servir justement les forces créatrices. Il arrive que le terme de « créateur » gêne précisément à cause de sa proximité avec celui de Dieu et sous prétexte que nous ne créions rien mais que nous ne ferions que remanier des éléments préexistants. C’est sûrement vrai en dernière analyse. N’empêche qu’un animal ne crée pas, mais ne fait qu’obéir à ce que l’instinct lui dicte. Je veux dire que cette capacité de l’être humain d’inventer à partir d’éléments préexistants est précisément la création. Quant à la proximité Dieu/créateur, je pense que le débat est plus éthique et philosophique que psychanalytique. Les créateurs existent et une fausse modestie à ce sujet ne va pas pour autant éliminer cette réalité.
Dans ce cadre cependant, il me paraît assez passionnant de relever certaines règles que le judaïsme prescrit à propos du créateur et de l’innommable.
En effet, dans la religion juive19 (qui en tant que creuset des grandes religions monothéistes est peut-être « plus proche » de l’inconscient), il est prescrit que le nom du Divin ne doit pas être nommé. Et l’évolution linguistique à ce sujet semble s’être particulièrement adaptée à cette prescription. Une réelle difficulté existe concernant la nomination du Divin. Nous trouvons Elohim (n’importe quelle divinité en hébreu), IHVH (Iahveh francisé en Yahvé), ces appellations étant fort différentes du terme de Dieu (du latin deus et dont Allah semble être une traduction) qui personnifie la divinité invoquée (ce qui semble logique compte tenu de l’enracinement de ce terme dans la mythologie gréco-romaine qui attribuait aux dieux toutes les caractéristiques des êtres humains). IHVH, lorsqu’Il révèle son nom propre à Moïse sur le Mont Sinaï et qui signifie Il est en hébreu, a une façon bien impersonnelle de se nommer.
Consignée dans le troisième commandement du Décalogue, la prescription de ne pas abuser en vain du nom d’Elohim (ou Dieu pour les chrétiens) pourrait être traduite en termes analytiques selon deux interprétations, à savoir qu’il ne faut pas chercher à nommer l’innommable (en fait chercher un sens là où il n’y en a pas) d’une part, et d’autre part qu’il ne faut pas se prévaloir de cette chose innommable car cette appropriation supposerait une nostalgie de la toute-puissance narcissique du nourrisson, donc en terme religieux un péché d’orgueil. L’ordre édicté par ce commandement est un avertissement qui va bien au-delà de toute éthique religieuse car il est certain que toute hypertrophie narcissique mène, tôt ou tard, un être humain vers une souffrance cuisante (ne serait-ce que dû à son intolérance à tout échec, situation inévitable dans toute vie). Ce troisième commandement est sans aucun doute une règle sage que nos lointains aïeux nous ont léguée. Que les êtres humains soient incapables d’en tenir compte est une autre histoire. Ceci dit, les seuls qui en tiennent peut-être compte sont bien les créateurs car quoi de plus limitant et castrant que d’être en situation créatrice et ceci, au moins pour deux raisons :
1/ parce que la création s’ancre dans l’innommable pulsionnel qui, lui, ne connaît pas de limites alors que les capacités du moi restent très limitées d’où un conflit qui demande de l’humilité pour être supporté ;
2/ parce que le désir créatif s’ancre dans des sources de satisfactions du besoin et qu’il existe un hiatus énorme entre ses deux modalités de satisfaction pulsionnelle : le besoin, on s’en souvient, peut satisfaire au principe de plaisir, alors que le désir, nous l’avons également vu, est par essence irréalisable et frustrant.
POURQUOI L’INNOMMABLE PEUT PARAÎTRE ÉTRANGEMENT INQUIÉTANT20 ?
Je voudrais enfin faire un retour à Freud lorsqu’il définit une angoisse très particulière, j’entends l’inquiétante étrangeté.
En 1919, Freud écrit un article sur un état affectif tout à fait singulier qu’il nomme « Unheimliche »21.
Freud consacre d’abord un long passage pour définir ce substantif dans différentes langues, y compris en allemand.
Pour le français, il cite « inquiétant, sinistre, lugubre, mal à son aise », ce qui recoupe les traductions classiques des dictionnaires bilingues français–allemand. En ce qui concerne l’allemand, il met l’accent sur l’antonymie heimlich/unheimlich, « heimlich » (de « heim » équivalent de « home » en anglais et « la maison » dans le sens de « chez soi » en français) signifiant le familier, le rassurant, l’intime, etc., bref ce qui donne un sentiment de protection, de tranquillité. Donc, la traduction littérale de « unheimlich » serait « non familier ».
Freud annonce d’emblée que ce non familier est en fait… familier. Il écrit : « l’inquiétante étrangeté est cette variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier ».
Qu’observe Freud ?
Il s’attache à démontrer l’extrême importance du fait suivant : ce n’est en aucun cas la nouveauté qui déclenche un sentiment d’inquiétante étrangeté, mais plutôt la répétition de quelque chose de déjà connu du sujet.
Il précise sa pensée en écrivant « que c’est seulement le facteur de répétition non intentionnelle qui imprime le sceau de l’étrangement inquiétant à quelque chose qui serait sans cela anodin, et nous impose l’idée d’une fatalité inéluctable là où nous n’aurions parlé sans cela que de » hasard » ». En effet, la survenue répétitive d’un même événement (un chiffre par exemple) peut amener le sujet à y déceler une signification secrète, un présage, bref un sens qui procède de la pensée magique typique du tout petit enfant.
Par ailleurs, Freud mentionne que toute compulsion de répétition qui se place au-delà du principe de plaisir est ressentie (cet au-delà du principe de plaisir est fondamental en rapport avec ce que nous avons dit jusqu’ici de l’innommable) — c’est particulièrement observable chez le petit enfant et l’analysé, dit-il — comme démoniaque et étrangement inquiétante.
Ensuite, il continue à montrer que l’inquiétante étrangeté plonge ses racines dans la superstition, l’animisme, en fait dans la croyance du petit enfant à la toute-puissance de ses pensées. Il donne, entre autres, un exemple simple en citant une anecdote qui est arrivée à un de ses analysés (l’Homme aux rats). Celui-ci avait fait un séjour dans un établissement d’hydrothérapie en ayant bénéficié d’une chambre qui lui plaisait parce qu’elle « se trouvait à proximité immédiate de celle d’une charmante infirmière ». Lorsqu’il retourne dans cet établissement, l’analysé de Freud trouve « sa » chambre occupée par un vieux monsieur à qui il souhaite, dans un mouvement de colère, qu’il ait une attaque. Or le vieux monsieur en question est bien victime d’une attaque quinze jours plus tard. L’inquiétante étrangeté vient donc du fait qu’un simple concours de circonstances donne l’impression à l’analysé de Freud qu’il a tué quelqu’un uniquement grâce au pouvoir de sa pensée.
Donc lorsqu’un désir se réalise comme magiquement, il y a inquiétante étrangeté.
Pour Freud, il ne fait aucun doute que l’inquiétante étrangeté est un retour d’un vécu familier, même très familier. Il place ce retour dans un retour du refoulé alors que ce familier étrangement inquiétant qui recouvre la notion d’innommable, à l’instar de tout mon développement présent, je le placerais plutôt dans une expression brute des vécus archaïques puisque non refoulables, en dehors de tout processus d’élaboration psychique, sinon après-coup.
Freud en vient alors à énoncer une proposition extrêmement importante, à savoir que l’inquiétante étrangeté apparaît en fait lorsqu’il y a une confusion entre la réalité intérieure (psychique) et la réalité extérieure.
Après une énumération de plusieurs illustrations, Freud termine cette liste par l’évocation d’un fantasme typique des hommes névrosés : ceux-ci attribuent au sexe féminin un caractère étrangement inquiétant. C’est qu’ils viennent de là ! Cet exemple montre une fois de plus que l’inquiétante étrangeté est en rapport avec du familier, du déjà vécu archaïque. Je rajouterai à nouveau un correctif, à savoir que le fantasme décrit ci-dessus ne peut être qu’une construction psychique après-coup d’un vécu essentiellement inscrit dans une mémoire sensorielle : il s’agit du souvenir d’un bouillonnement pulsionnel en rapport avec des sensations.
Freud distingue nettement l’inquiétante étrangeté déclenchée par la fiction – dans la littérature ou tout autre domaine de l’imagination – de celle qui fait suite à des expériences vécues.
Le magique, le retour du non-intentionnel peut par exemple être utilisé à des fins comiques ou de fascination dans la littérature sans pour autant qu’il y ait inquiétante étrangeté. C’est par exemple les cas des réalisations « magiques » de désirs dans la plupart des contes pour enfants où pourtant la toute-puissance des pensées est très présentes.
Pour qu’une création littéraire puisse induire une inquiétante étrangeté, il faut, selon Freud, que l’écrivain se place « sur le terrain de la réalité commune », que le lecteur puisse s’identifier aux situations décrites comme si elles étaient vécues (ce que, par exemple, Alfred Hitchcock avait parfaitement compris au cinéma). Par contre, si d’emblée, l’écrivain fait complètement abstraction de la réalité et plonge son récit dans un monde de magie où tout devient possible, le lecteur se mettra dans la même situation et considérera les événements extraordinaires décrits comme tout à fait ordinaires, sans déclencher d’angoisse, exactement comme l’enfant qui joue à se raconter des histoires en se disant que « ce n’est pas pour de vrai ».
Je vois personnellement un rapport de l’inquiétante étrangeté avec une perception de danger indéfinissable, non localisable, de quelque chose qui reste dans le vague, d’une menace pour qui fut perturbante au moment de la formation du moi chez le nourrisson. Cet état d’imprécision au moment du vécu infantile peut être imputable soit à la réalité extérieure, soit à la réalité intérieure. Dans le premier cas, l’événement angoissant est difficile à préciser (par exemple les bruits sourds et lointains émis par les ébats amoureux des parents que l’enfant entend depuis sa chambre), dans le second cas l’enfant n’a pas la capacité psychique de lier sous forme de représentations les excitations internes qui l’assaillent, et elles restent alors à l’état d’affect primitif, en fait quasiment à l’état d’excitations non-différentiées. Ces dernières vont alors tourner en rond, non fixées à des formations psychiques stables qui permettraient une dynamique de résolution au travers de jeux, de fantasmes, de rêves ou de symptômes ; cet affect « libre » peut donner lieu à des sensations étranges, des hallucinations sans image sous forme de perceptions d’ambiance inquiétante. On peut donc raisonnablement penser que la caractéristique du « unheimlich » est d’être indéfinissable, hors représentation, fait principalement d’affect primitif.
Finalement, nous pourrions tenter de définir l’« Unheimliche » en énonçant que c’est un état consécutif de la répétition d’un état d’affect archaïque coupé de toute représentation et remanié secondairement par la pensée magique (qui associe cet affect avec des représentations qui n’ont rien à voir avec l’événement vécu étrangement proprement dit, en fait qui établit des relations de cause à effet aberrantes).
En résumé, l’inquiétante étrangeté plonge les racines de l’angoisse au plus profond de l’être humain, à une époque de son développement où les affects sont encore indifférenciés (ce qui donne lieu à une très grande ambivalence) et les représentations mal définies, floues, labiles, voire inexistantes. C’est pourquoi l’inquiétante étrangeté est surtout une sensation-perception d’ambiance, d’une menace indéfinissable d’un danger tout aussi vague. La structuration de cet état affectif dans un contexte d’impuissance à lier les excitations psychiques se fait probablement aussi dans une situation d’incapacité à distinguer le monde des sensations internes de celui des stimulations externes.
De ces considérations, nous pouvons inférer que toutes ces conditions se retrouvent préférentiellement lorsque le bébé est encore incapable de se percevoir comme entité indépendante, donc avant ce qu’on appelle dans le jargon psychanalytique l’établissement de l’objet.
Tout semble concourir à ce que l’inquiétante étrangeté se structure de préférence pendant un stade de formation très précoce, tout à fait comme l’innommable.
POURQUOI L’INNOMMABLE EST-IL SOUVENT ASSOCIÉ À L’HORREUR ?
Dans le langage commun, l’innommable désigne souvent des situations d’horreur (La Shoa étant l’exemple le plus flagrant). Pour tenter d’éclaircir cette question, je me permettrais d’émettre une hypothèse en rapport avec l’essence même des pulsions. A mon avis, et ceci à l’instar des instincts animaux, il existe deux grandes catégories de pulsions : sexuelles et agressives. Il serait possible de décliner les théories pulsionnelles énoncées par Freud selon ces deux grandes catégories en démontrant qu’il a peut-être complexifié inutilement un mouvement dynamique de base de la psyché humaine (par exemple en introduisant la pulsion de mort et la pulsion de vie dont les prémisses scientifiques sont plus que discutables). Si l’innommable est, comme j’ai tenté ici de le démontrer, le creuset de la sublimation, donc de la création artistique, tout le processus étant soutenu par les pulsions (pas de pulsion, pas de mouvement, pas de vie), il est envisageable de considérer que certaines sublimations seraient plutôt du côté de l’agressivité et d’autres du côté de la sexualité, avec une précision importante : il s’agit toujours d’une proportion variable entre ces deux catégories de pulsions. D’un point de vue strict, la sublimation consistant à changer les objets-buts initiaux agressifs et/ou sexuels des pulsions dans des buts nobles valorisés socialement, nous ne devrions plus retrouver trace des objets-buts initiaux dans les réalisations et/ou activités sublimées. Je pense que ce n’est que partiellement vrai et que la trace de l’objet-but initial de la pulsion se retrouve dans la sublimation. J’irais même plus loin : je pense qu’un symptôme est autrement plus efficace – et c’est sa fonction pour permettre à un désir inacceptable pour le moi de tenter de se métaboliser – pour travestir l’objet-but initial de la pulsion (un bel exemple dans la sollicitude anxieuse traduisant souvent un acharnement à vouloir faire le bien et cachant une agressivité redoutable : c’est pour cela que ce type de gentillesse peut mettre très mal à l’aise parce que son ressort ne procède absolument pas de l’amour). Donc la sublimation montre pour une part la pulsion à l’œuvre en arrière-plan (par exemple pourquoi le football, au-delà de toutes les contingences matérielles [qui ne sont que des moyens pour servir la pulsion] véhicule-t-il tant de violence alors que le rugby, en apparence plus violent, véhicule des valeurs d’amitié et de solidarité ?) En d’autres termes, soit une sublimation est perçue comme constructive et libératoire, auquel cas elle procède de la sexualité et de l’amour, donc de l’existence de l’autre et du don ; soit une sublimation est perçue comme destructrice (a minima dans une œuvre d’art) et oppressante, auquel cas elle procède de l’agressivité et de la haine. En ce qui concerne l’innommable, j’ai émis l’hypothèse que ce vécu archaïque encrypté dans un réseau de sensations et d’excitations primitives, en rapport avec le plaisir/déplaisir de ce vécu, était, du fait de son absence de sens, un moteur fondamental à la sublimation et se retrouvait dans celle-ci en traversant de part à part l’appareil psychique.
Pour reprendre la question de cette proximité entre l’innommable et l’horreur autrement, je suppose que les forces du mal sont souvent désignées par le terme d’innommable car, tout comme le bébé retiendra et structurera des angoisses même si ses structurations baignent dans des vécus de plaisir, nous avons tendance à lorgner préférentiellement les événements tragiques plutôt que les événements heureux. En fait, je reformulerais cette question autrement, à savoir pourquoi nous désignons sous le vocable d’innommable à la fois les événements horribles et les événements d’une beauté rare. Pourquoi l’esthétique se retrouve à la fois dans l’horrible et le beau ? Je reviens là sur ce que j’ai développé précédemment au sujet de la sublimation Nous sommes fascinés par le travail de pensée qui permet une mise en scène esthétique de la pulsion dans des réalisations. Il peut paraître choquant qu’une pulsion de destruction puisse donner lieu à une sublimation, et il est vrai que c’est totalement irrecevable d’un point de vue éthique si la réalisation de cette sublimation garde le même but destructif. Mais, il me semble que du point de vue du processus, cet abord de la sublimation est intéressant pour répondre à ce mystère du côtoiement de l’horreur de la beauté dans notre perception du monde.
Transposé uniquement dans le domaine de la création artistique, l’éthique ne tient plus : l’innommable, qu’il prenne sa source dans l’agressivité ou la sexualité, est au service de la sublimation et il n’y a pas lieu de juger selon des critères autres qu’esthétiques, d’autant plus qu’une réalisation est un « faire » (la pensée précède l’action) et non pas un « agir » (l’absence de pensée permet une expression brute de la pulsion dans l’action).
J’aimerais terminer ma réflexion en citant un passage du roman L’innommable de Beckett qui illustre magistralement comment le mot se heurte au gouffre indifférencié et pourtant consistant de l’innommable.
« Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je. Sans le penser. Appeler ça des questions, des hypothèses. Aller de l’avant, appeler ça aller, appeler ça de l’avant. Se peut-il qu’un jour, premier pas va, j’y sois simplement resté, où, au lieu de sortir, selon une vieille habitude, passer jour et nuit aussi loin que possible de chez moi, ce n’était pas loin. Cela a pu commencer ainsi. je ne me poserai plus de question. On croit seulement se reposer, afin de mieux agir par la suite, ou sans arrière-pensée, et voilà qu’en très peu de temps on est dans l’impossibilité de plus jamais rien faire. Peu importe comment cela s’est produit. Cela, dire cela, sans savoir quoi. Peut-être n’ai-je fait qu’entériner un vieil état de fait. Mais je n’ai rien fait. J’ai l’air de parler, ce n’est pas moi, de moi, ce n’est pas de moi. Ces quelques généralisations pour commencer. Comment faire, comment vais-je faire, que dois-je faire, dans la situation où je suis, comment procéder ? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard. Cela d’une façon générale. Il doit y avoir d’autres biais. Sinon ce serait à désespérer de tout. Mais c’est à désespérer de tout. A remarquer, avant d’aller plus loin, de l’avant, que je dis aporie sans savoir ce que ça veut dire. Peut-on être éphectique autrement qu’à son insu ? je ne sais pas. Les oui et non, c’est autre chose, ils me reviendront à mesure que je progresserai, et la façon de chier dessus, tôt ou tard, comme un oiseau, sans en oublier un seul. On dit ça. Le fait semble être, si dans la situation où je suis on peut parler de faits, non seulement que je vais avoir à parler de choses dont je ne peux parler, mais encore, ce qui est encore plus intéressant, que je, ce qui est encore plus intéressant, que je, je ne sais plus, ça ne fait rien. Cependant je suis obligé de parler. Je ne me tairai jamais, jamais. »22
ÉPILOGUE
Lorsque, au cours d’un processus créatif, la tension d’angoisse est à son apogée, je pense que le sujet flirte alors avec son innommable. Il se trouve en approche d’un familier tellement familier, en fait l’intime de l’intime, l’essence de sa psychobiologie, au plus proche de son corps/sensation non traduisible en corps psychique, que cette zone secrète lui devient insupportable. Mais parallèlement, l’archaïque nécessité d’autonomie tapie au fond de son intériorité, qui jadis déjà, lorsqu’il était bébé, l’a poussé à modeler de plus en plus précisément les poussées pulsionnelles en fantasmes, donc pensées et langage et méta-langage (surgeons de l’inconscient dans les rêves, symptômes, actes manqués, mais aussi réalisation psychomatérielles) le pousse à nouveau de tenter de mettre une forme à son innommable. Là où la tension est à son maximum, je pense que le créateur est en train de représenter, à son insu bien sûr, et sous l’influence des processus secondaires évidemment, donc sous forme stylisée, esthétique, donc déformée, son innommable. Si déjà dans le symptôme, les processus de déformation rendent la lecture de l’inconscient à la limite de l’impossible, que dire d’un processus de sublimation aussi sophistiqué que celui de la création artistique surtout qu’il prend racine dans cette zone archaïque que je cherche depuis le début de cette réflexion à cerner, j’entends l’innommable.
Vous êtes tombés dedans un jour ou l’autre de votre vie, je veux dire dans le saisissement créatif et vous êtes, du même coup, devenus des passeurs de l’innommable au travers de vos créations artistiques.
Je pense avec conviction que tout créateur ne devrait pas céder à la tentation de chercher à nommer l’innommable de ses créations, d’une part parce que, comme nous l’avons vu, les réalisations artistiques sont porteuses de bien plus de sens concernant l’innommable que ne pourrait le faire le mot, et d’autre part parce que cette tentative de travail de nomination risquerait d’entraîner le créateur dans des errances que je pense franchement toxiques et contre-productives.
À chercher à faire de l’infaisable en se questionnant là où la réponse est introuvable (et déjà toute trouvée pour vous dans les créations), le sujet se met en position idéale pour mettre en péril son équilibre psychique ainsi que son souffle créatif. A mon avis, le créateur a trouvé et se fourvoierait en cherchant à percer le mystère et la part d’inconnu de ses travaux. C’est cette part qui en fait leur force et leur beauté. Tant que des créations artistiques étonnent leur promoteur, c’est qu’elles renferment leur part d’innommable, signature incontestable, selon moi, que nous sommes dans le domaine de l’art.
Depuis la nuit des temps, je pense que l’être humain n’aurait pas pu vivre sans les créateurs car dans l’impossibilité d’exorciser ce qui le terrorise le plus : ses pulsions inavouables. En court-circuitant le langage, comment dire ??? opératoire ? cognitif ? pratique ? bref le langage qui se leurre lui-même en croyant dire parce qu’il possède les mots, les créateurs mettent en scène l’innommable. Et le « langage est content (!) » puisqu’alors il peut nommer en montrant du doigt la chose représentée. Le créateur, quant à lui, s’est frotté (parfois en payant le prix fort) à cet innommable sans reculer devant la tâche.
Fil conducteur entre les individus, toute œuvre va interpeller lorsque sa part d’innommable rejoint l’innommable commun de l’humanité, sorte de symbolon23 fondateur.
Le créateur qui ne « parlerait » que de lui ou plus exactement qui n’aurait pas la faculté de mettre en scène son innommable à un niveau symbolique (donc dans le sens d’un signe de reconnaissance entre les êtres humains), n’aurait aucune chance d’audience, en tout cas pas à long terme. Il ne pourrait pas s’inscrire dans le tissu culturel, étant en quelque sorte hors culture, et personne ne pourrait s’y retrouver dans ses œuvres. Quant à celui qui ne parlerait que du monde extérieur n’est plus créateur mais imitateur, plagiaire et faussaire : il ne peut pas donner une âme à son travail niant la sienne propre.
Finalement, l’activité créatrice, considérée dans notre monde mercantile comme parfaitement non productive, est probablement la plus productive du point de vue psychique : elle permet à l’homme de respirer et de vivre.
Quant aux activités dites productives qui représentent actuellement la valeur dominante, elles sont totalement stérilisantes justement parce qu’elles occultent toute la dimension psychique de l’homme, stérilisante par le pouvoir d’argent qui barre le chemin aux autres valeurs, essentiellement celles de la pensée, reléguées au rang des antiquités. En tout cas, les peuples dits primitifs que l’homme civilisé à joyeusement massacrés (surtout lorsque le massacre se fait insidieusement par la destruction de l’écosystème culturelle, je pense aux indiens et aux inuits par exemple), ont toujours accordé plus d’importance aux activités de création qu’aux activités de survivance réduites à leur strict nécessaire. Il ne fait pas bon être artiste dans notre monde contemporain particulièrement désertique.
Enfin, je voudrais m’excuser auprès de vous car je n’ai pas abordé spécifiquement l’articulation entre la création de bijoux et l’innommable. Ceci pour deux raisons. La première concernant mon ignorance complète dans ce domaine spécifique qui est le vôtre. La seconde parce que je suis totalement incapable de faire une réelle différence, du point de vue de ses mécanismes psychiques, entre cette activité créatrice et une autre. Et si différence il y a, c’est peut-être encore sur l’innommable que l’on retombe : pourquoi plutôt musicien que peintre ? pourquoi plutôt mathématicien qu’écrivain ? pourquoi plutôt créateur de bijoux que sculpteur ?
Juste une remarque à ce sujet : il est probable que la relation à l’autre, telle qu’elle fut structurée dans l’enfance, est relativement déterminante dans le choix inconscient de l’activité créatrice. En ce qui concerne le bijou, il paraît assez évident que de vouloir faire porter sa création par une autre personne renvoie à un rapport de sensorialité tout à fait particulier. Il ne s’agit pas de faire lire, ni de faire entendre, ni de faire regarder, mais de faire porter… durablement j’ajouterais contrairement au créateur en haute couture qui s’intéresse aussi au corps.
Je termine sur cette question ouverte en apportant cependant un indice de taille : un bijou délimite toujours une partie du corps que ce soit sous forme de coupure (bague, bracelet, collier) ou en devenant une partie intégrante (boucle d’oreilles, bijou de nez, de nombril, etc.). Toujours le bijou, qui, il faut bien le dire, est tout de même essentiellement féminin, attire l’œil sur une partie du corps et induit un érotisme : nous sommes très loin d’une simple ornementation du corps. Peut-être s’agit-il de quelque chose d’assez proche de la coupure hystérique entre le corps, pour l’hystérique toujours fortement sexué – autant dire le sexe – et l’esprit qui pour l’hystérique concerne essentiellement le sentiment. Histoire de dire qu’il ne faut pas mélanger ce qui n’est pas à confondre : l’amour et le sexe. Forme extrême de cette fonction du bijou : le percing. Une langue percée, des lèvres percées par exemple deviennent autant d’obstacles entre le corps du porteur de bijou et le corps de l’autre. Objet à la fois très attirant et interdisant aussi l’accès. Est-ce pour dire à l’autre : il faut que tu me mérites pour accéder à mon corps.
Christian Jeanclaude
20 novembre 2004
NOTES
1. JEANCLAUDE Chr., Freud et la question de l’angoisse, 2e éd. revue et augmentée, Bruxelles, Paris, De Boeck & Larcier (Oxalis), septembre 2002.
2. BLANCHOT M., Le pas au-delà, Gallimard (nrf), 1973, p. 89.
3. Ce paragraphe est totalement inspiré de « L’avant-propos de la deuxième édition » in Freud et la question de l’angoisse, op. cit.
4. Voir le concept d’homologie en éthologie phylogénétique in JEANCLAUDE Chr., Analyse phylogénétique et comparative des expressions faciales chez les primates non-humains et chez l’homme, déposé à l’Université Laval de Québec (Canada, Québec), École de Psychologie, 1981.
5. JEANCLAUDE Chr., « La métapsychologie freudienne » in À la découverte de la psychanalyse, à paraître.
6. ROUDINESCO E., Jacques Lacan, Esquisse d’une vie, histoire d’un système de pensée, Paris, Fayard, 1993, p. 456.
7. LAVIE J.-C., L’Amour est un crime parfait, Paris, Gallimard (Connaissance de l’Inconscient), 1997.
8. CYRULNIK, B., Les nourritures affectives, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 62.
9. JEANCLAUDE Chr., « La question du traumatisme de la naissance », in Freud et la question de l’angoisse, op.cit., pp. 319-328.
10. Ibid.
11. ROBBE GRILLET A., Glissements progressifs du plaisir (film), 1974.
12. Voir mon schéma in Freud et la question de l’angoisse, op.cit., p. 200.
13. JEANCLAUDE Chr., Les ombres de l’angoisse, Bruxelles, Paris, De Boeck & Larcier (Oxalis), février 2005.
14. Ibid.
15. Citer à partir de mon livre Les ombres de l’angoisse, op.cit.
16. Ibid.
17. Ibid.
18. JEANCLAUDE Chr., « Une autre voie de résolution de l’angoisse », in Freud et la question de l’angoisse, op.cit., pp. 171-192.
19. CHOURAQUI A., L’amour fort comme la mort, Une autobiographie, Paris, Laffont (Vécu), pp. 127-128.
20. Ce paragraphe s’appuie sur mon chapitre 3 « Une angoisse particulière : l’inquiétante étrangeté » in Freud et la question de l’angoisse, op. cit., pp. 127-136.
21. FREUD S., « L’inquiétante étrangeté » (1919) in L’inquiétante étrangeté et autres essais, traductions nouvelles, Paris, Gallimard, 1985, pp. 209-263.
22. BECKETT S., L’innommable (1953), Paris, Éditions de Minuit, 1983.
23. Sumbolon (du grec), terme étymologique de symbole : objet coupé en deux constituant un signe de reconnaissance quand les porteurs pouvaient assembler (sumballein) les deux morceaux. In Le Nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert .
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