
En restituant leur dignité d’êtres humains à des malades profondément atteints dans leur chair, donc dans leur âme (Freud n’utilisa jamais le terme de psychisme, mais celui d’âme, Seele en allemand), outre le fait que cette approche et ce respect de la vie humaine me semblent exemplaires de courage dans notre monde de plus en plus déshumanisé, je suis convaincu en tant que psychanalyste que les soins palliatifs permettent des rémissions qui n’auraient lieu dans des conditions de soins purement somatiques et techniques [1].
De plus, le soin palliatif propose aux patients de parler de leur souffrance et de leur maladie. Démarche qui permet de donner un sens à leur vécu, meilleur moyen à mon avis pour permettre à un être humain d’avancer vers la vie, doit-elle être courte dans le temps car menacée par une maladie mortelle.
Il est connu que face à la mort (la sienne ou celle d’un proche), 3 étapes se succèdent sans forcément arriver à leur terme, à savoir :
1/ L’incrédulité.
2/ La négociation (selon les croyances de l’individu, avec Dieu, les forces du destin, des représentants de ces forces, soit des figures paternelles telles que les médecins, etc.).
3/ La renonciation et/ou l’acceptation, issues du processus dont les effets sont radicalement différents.
La renonciation est mortifère et mensongère car elle relève d’un déni : il serait possible de nommer cette position psychologique « l’illusion de l’acceptation » alors qu’en fait, le sujet renonce à faire le deuil de ce qu’il fut avant l’événement tragique qui bouleversa tous les paramètres de sa vie.
L’acceptation quant à elle pourrait se nommer « l’acceptation sans illusion », c’est-à-dire l’acceptation de la mutation imposée par l’événement tragique, cette position étant génératrice de vie car chargée d’un avenir, avenir possible à investir psychiquement parce que le passé (la bonne santé précédant la maladie par exemple) est désinvesti et accepté comme révolu.
Pour reprendre une merveilleuse réflexion de l’actrice Jeanne Moreau que j’ai une fois entendue d’elle, je cite de mémoire : « je n’ai pas de passé, mais que des souvenirs ; je peux donc être toujours ouverte vers l’avenir ».
Privilégier cette voie, à savoir celle de l’acceptation permettant alors un avenir, dut-il seulement durer quelques jours, un mois ou plusieurs mois (et c’est peut-être ici que des effets psychosomatiques surprenants peuvent agir). Aider un patient à passer ce gué vers un avenir, sans le duper par des illusions tout en lui permettant de garder une ouverture vers un futur fut-il court, est une tâche qui me semble particulièrement noble [2]. .
En revenant en quelque mot sur cette notion d’acceptation, il n’est pas possible de passer sous silence la référence princeps du but idéal d’une psychanalyse, à savoir l’assomption de la castration.
Donc la fin vraiment réussie d’une psychanalyse ne peut qu’être une acceptation de la castration après avoir accepté de supporter l’angoisse que cela suppose plus particulièrement pour des raisons d’organisation psychique révélée par la métapsychologie freudienne [3] .
En effet, renoncer au principe de plaisir dans sa plus grande latitude (à savoir renoncer fondamentalement au principe de Nirvana), donc renoncer aux bénéfices primaires du symptôme (ou la jouissance définie par Lacan) pour aller vers plus de désir, vers plus de sujet est bien une des formes de but d’une psychanalyse [4] .
Or la maladie, quand elle est gravissime, peut à mon avis accélérer ce processus vers une acceptation des limites. Une sorte de décapage peut se produire, un effondrement des défenses qui, s’il est bien soutenu, peut aboutir à une libération authentique et à une émergence du sujet de l’inconscient.
Il arrive que des malades puissent alors vivre des moments très intenses bien que courts avant leur mort ou que, comme par miracle, une nouvelle homéostasie psychobiologique induise des effets de guérison surprenante (il existe des gens, bien que rares, qui sortent des soins palliatifs guéris).
La libération est le trait unaire entre l’aboutissement d’une psychanalyse et ce vers quoi permet éventuellement le soin palliatif pour des malades gravement atteints.
Cet aboutissement pourrait peut-être se résumer par une proposition fort simple en apparence, incroyablement difficile à atteindre dans la réalité : qu’a-t-on encore à perdre quand on a tout perdu ? Paradoxe ? Plus particulièrement dans le cas d’une psychanalyse ? Non car la perte, évidemment symbolique (fameuse castration symboligène de Dolto), mais non moins extrêmement douloureuse (c’est pourquoi une indication à une analyse doit être sérieusement pesée) [5] , est une libération qui ne peut mener qu’à un dévoilement du désir irrépressible et jaillissant = pourvu d’une force dépassant dans son intensité toute autre motivation (« parasite » pourrait-on dire).
Une dernière réflexion : un événement tragique, et plus particulièrement chez les personnes qui après avoir été cliniquement mort, « ressuscitent » [6] , peut avoir un effet identique.
Une prise en charge intelligente de ce type d’événement peut, je le pense, induire une mutation chez la personne qui a subi ce traumatisme, mutation telle qu’elle aboutit à une libération du carcan moïque vers plus de sujet.
Dit plus simplement, un événement qui fait frôler la mort à une personne et plus spécifiquement une maladie dont le pronostic vital est mauvais ; un tel accident de la vie peut permettre dans le cadre un accompagnement adéquat – ici l’approche palliative du malade – à la personne atteinte dans sa chair de jeter ses vieux habits-oripeaux pour aller vers une authenticité salvatrice, un dépouillement régénérateur.
Notes :
Notes
[1] 1 Des études de corrélations sont bien connues quant au déclenchement de maladies graves (cancers et accidents vasculaires) à la suite d’une perte (au sens large, soit une perte d’un proche, d’un travail, d’un lieu de vie à la suite d’un déménagement, etc.). Je n’ai pas connaissance d’études inverses, à savoir de guérisons somatiques favorisées par des effets psychothérapeutiques. Ceci dit, les études de Pierre Marty (1918-1993) en psychosomatique montrent clairement les relations psycho/soma (par exemple in L’ordre psychosomatique, Paris, Payot, 1980).
Claude Jasmin, cancérologue, rapporte dans une émission de télévision (La marche du siècle, France 3, 10 mars 1993) une expérience édifiante faite par son équipe en collaboration avec l’IPSO de Pierre Marty. Après avoir échantillonné un groupe de femmes possédant une grosseur dans un sein, les deux équipes de recherche ont procédé chacune de leur côté à une investigation des sujets, l’une médicale, l’autre selon une approche psychosomatique. Le dépouillement statistique des résultats permit de mettre en évidence deux corrélations significatives : d’une part, aucun cancer n’a été trouvé dans le groupe des femmes qui étaient considérées par les psychosomaticiens comme faisant preuve d’une « bonne mentalisation », et tous les cancers furent diagnostiqués chez les sujets ayant une « mentalisation incertaine » ; d’autre part, lorsqu’il y avait découverte d’un cancer, des antécédents de deuil se révélaient souvent au cours des deux années précédentes (au sens large : perte de travail, changement de lieu de vie, perte d’une personne proche, etc.). Ce travail a été publié dans « Cancer et psyché : le renouveau » par Claude Jasmin in Revue française de Psychanalyse (La déliaison psychosomatique), PUF, Paris, tome 54, Mai-Juin 3/1990.
[2] 2 A rapprocher de la même démarche que je développe dans mon article récent publié ici même, soit « Quelques points de vue psychanalytiques sur l’éducation du patient », mis en ligne le lundi 22 janvier 2007, https://www.psy-desir.com/textes/spip.php?article1028
[3] 3 JEANCLAUDE Christian, Freud et la question de l’angoisse, 2ème édition, Bruxelles, Paris, (coll. Oxalis), De Boeck, 2002, pp. 33-49 et pp. 151-170.
[4] 4 JEANCLAUDE Christian, Les ombres de l’angoisse, Bruxelles, Paris, (coll. Oxalis), De Boeck, 2005.
[5] 5 MAC DOUGALL Joyce, Plaidoyer pour une certaine anormalité, Paris, Gallimard, 1978.
[6] 6 L’expérience de mort imminente (EMI), plutôt nommée actuellement expérience aux frontières de la mort (EFM) est un ensemble de perceptions et de sensations décrites par certaines personnes qui sont sorties d’un coma gravissime, voire d’une mort constatée cliniquement.