
Personne ne sait que l’enfant a une étoile dans sa poche. Il faudrait bien qu’il la garde toujours près de lui, son étoile. Qu’est-ce que cela fait si personne ne le sait ? Pourvu qu’il le sache, lui.
Jeanne RIOTTE (1903-1999), institutrice de maternelle
Les classes maternelles comme milieu d’immersion préalable à cet apprentissage : acquisition des prérequis
Dans le domaine sportif, et plus particulièrement dans celui de la haute compétition, il est tout à fait admis que l’acquisition de compétences en passe au moins autant par une bonne préparation psychologique et d’exercices physiques qui n’ont rien à voir avec la discipline elle-même que par l’entraînement dans la discipline même.
Par exemple, Georges Joubert (1923-2010, entraîneur de ski au Grenoble Université Club dans les années 70/80) a formé une grande championne Perrine Pelen parmi d’autres avec un nombre considérablement moindre d’heures passées entre les piquets de slalom que d’autres skieurs en entraînement traditionnel.
Je pense (en particulier à la lueur de plusieurs témoignages que m’ont donnés des enseignantes d’une longue expérience en maternelle qui avaient elles-mêmes beaucoup réfléchi à ce problème) que l’apprentissage de la lecture ne passe pas exclusivement par la méthode propre, quelle que soit la méthode de lecture.
Il me semble que si l’enfant a le désir d’apprendre à lire et à écrire, s’il a une sorte de nécessité intérieure de mettre en application une pensée symbolique, c’est-à-dire a la nécessité de communiquer avec autrui (un autre qui n’est pas forcément là physiquement), autrement dit un sujet au sens lacanien, à savoir non pas un individu bouclé sur lui-même, fermé aux autres, mais un « parlêtre », il apprendra, il assimilera très rapidement les bases de la lecture et de l’écriture, quelle que soit la méthode utilisée. Une preuve ? Il existe des enfants qui arrivent au cours préparatoire (CP) sachant parfaitement lire et écrire sans pour autant que leurs parents se soient investis dans ce sens (d’ailleurs l’attitude parentale, lorsqu’elle est active et volontaire, a souvent l’effet inverse). Comment ont-ils appris sinon grâce à la déferlante de leur désir ?
Donc un instituteur de CP devrait bien être à mon avis un maïeuticien plutôt qu’un enseignant qui transmettrait un savoir formel.
Il est clair qu’avoir une approche heuristique de l’apprentissage de la lecture chez un enfant et qu’être un « accoucheur » est autrement plus complexe que d’appliquer formellement une méthode… et à la fois très simple comme en séance de psychanalyse : laisser penser la pensée ! Laisser l’appareil psychique élaborer ses outils !
Mais le « pas agir » du psychanalyste est le résultat d’un gigantesque apprentissage.
« Ecouter » s’apprend !
On pourrait rapprocher ma conception de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de la notion de période critique en éthologie. Tout comme les animaux ont des périodes critiques pour mettre en œuvre certains apprentissages, le petit d’homme a une période critique bien déterminée pour l’apprentissage spécifique du langage, de la lecture et de l’écriture.
Donc, l’être humain, à la fois collectivement et en fonction des variabilités interindividuelles, possède probablement une période critique pour apprendre à lire et à écrire (une prédisposition innée à l’acquisition d’une compétence particulière de son espèce, la lecture-écriture en articulation avec le langage).
Il est évident comme pour tout apprentissage que l’extrême complexité de l’acquisition de la lecture et de l’écriture nécessite des prérequis. Ne pas en tenir compte mène à des faux débats comme les polémiques à n’en plus finir sur les méthodes d’apprentissage de la lecture.
Au sujet de cette notion de période critique, je voudrais rapporter une anecdote que m’a racontée une professeure des écoles : elle était en charge d’une classe maternelle et après quelques errances de début d’année, elle comprit que le désarroi de certains enfants devant l’acquisition d’un savoir lorsqu’ils n’arrivaient pas à apprendre était tout simplement dû à un manque de maturité psychobiologique (« psychobiologie » : concept que j’utilise dans mes développements divers et plus spécifiquement mes livres et que je préfère de loin à « psychologique ») pour assimiler un apprentissage spécifique d’une nouveauté à un instant du développement de l’enfant – le fameux point critique n’était pas atteint. Tout est entré dans l’ordre la plupart du temps car elle avait tout simplement pris l’habitude de leur dire : « ce n’est pas ton heure ! » L’effet anxiolytique, à l’étonnement même de l’enseignante, était d’une efficacité stupéfiante et les blocages s’effaçaient. Comme par miracle les apprentissages se mettaient en place à leur heure (juste pourrait-on dire).
Donc une réflexion sur les prérequis à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture est à mes yeux fondamentale pour éviter bien des difficultés douloureuses pour l’individu et la communauté, je veux parler de l’illettrisme (et non pas de l’analphabétisme).
Je crois pouvoir prétendre savoir de quoi je parle, je veux dire de l’abominable souffrance de ne pas savoir lire et écrire, pour avoir été enseignant moi-même en collège et lycée et plus particulièrement en sixième. Rater le coche de l’apprentissage de la lecture-écriture est quasi irréversible. Créer un handicap de toute pièce chez des enfants à cause d’un « manquement » de la part de « l’école » d’une réflexion de fond sur cette question est selon moi totalement inadmissible (c’est un euphémisme car à ce que je sache empêcher le développement d’un enfant par une ignorance coupable [une des grandes passions humaines disait Lacan : la passion de l’ignorance] mériterait une qualification bien plus sévère, à moins d’envisager, cyniquement, que l’école a pour fonction de former des consommateurs démunis et serviles, en fait des crétins, au lieu de citoyens critiques, intelligents et déterminés dans leur choix).
Et ce n’est pas la misère des réformes continuelles suggérées par nos pédagogues institutionnels (ah ! les sciences de l’éducation sensées éclairer les praticiens sur le terrain) dans les changements de méthode d’apprentissage qui y changeront quelque chose.
La preuve en est l’aggravation importante de l’illettrisme. Quand on veut, on peut ! cet adage n’est pas absurde pris dans son contraire, il signifie bien que si on ne peut pas, c’est qu’on ne veut pas… bien sur inconsciemment (les faits ne sont rien d’autres que les reflets de l’inconscient qui n’est pas « caché » dans les grandes profondeurs du psychisme).
Evidemment, amené ainsi, il apparaît que l’instituteur de maternelle a une responsabilité écrasante pour le devenir d’un enfant et c’est bien pour cela que cette tranche d’âge est passionnante.
Les professeurs des écoles devraient potentialiser cette chance pour les enfants et les politiques tout faire pour rendre pérennes ces structures d’exception que sont les classes maternelles. Il est bien loin le temps ou la maternelle n’était qu’une garderie améliorée et ce que l’on peut y faire est extraordinaire Tout comme il est bien loin le temps où l’on considérait les enfants comme des êtres dépourvus de tout : je veux dire de tout ce qui fait un homme. On sait pertinemment que les nourrissons ont une vie psychique intense alors que dire des enfants de 2 à 5 ans.
Donc pour permettre à un enfant de mettre sa propension spontanée (peu importe que cette spontanéité soit le résultat d’une phylogenèse de l’espèce ou d’un fait culturel, la vérité se trouve à l’intersection des deux) à apprendre, il faut lui préparer le terrain. Cette matrice est de l’ordre de la structuration psychique à la fois affective, relationnelle et cognitive, en fait psychobiologique. Elle permet la prise de conscience de l’autre, donc de ses propres limites, donc de la Loi, donc de comment s’y prendre pour vivre dans ces contraintes inévitables.
Pour utiliser un langage plus proche de la vie je dirais qu’il s’agit de permettre à un enfant de devenir un sujet avec tout ce que cela sous-tend d’affirmation de soi, de désir d’autonomie, de respect de l’autre, de respect de la Loi (la Loi au sens symbolique évidemment :il ne s’agit pas ici du Code Civil ni du Code Pénal), de plaisir de travailler, de plaisir de communiquer et bien sûr de plaisir d’apprendre pour grandir.
Ce sont bien entendu des buts que certains enfants atteindront mieux que d’autres.
Toujours est-il que plus ces buts sont atteints plus la potentialité à lire et à écrire sera importante.
Lire et écrire ne consistent certainement pas à déchiffrer des signes. Ce décryptage, un chimpanzé ou un bonobo peut le faire.
Lire et écrire est une sorte d’accomplissement, d’extériorisation parmi d’autre de la pensée. Or un être humain ne peut pas penser (il peut classer, circonscrire, voire résoudre des problèmes complexes de manière purement cognitive comme un ordinateur) si on ne lui permet pas de se développer affectivement, ce que permet en particulier la maternelle.
En fait, très simplement dit, le prérequis fondamental à l’apprentissage de l’écriture et de la lecture est précisément cette base de sécurité psychoaffective qu’un enfant peut atteindre si on le lui permet.
Dit encore autrement, le prérequis fondamental à l’apprentissage de l’écriture et de la lecture est l’amour avec tout ce que ce signifiant implique (en approche simplifiée : le vouloir d’un adulte pour autoriser l’émancipation d’un enfant ; quel plus beau cadeau de la part de parents de permettre à leurs enfants de les quitter sans les charger d’une dette meurtrière).
Donc, l’écriture mène à l’émancipation.
Le langage est un support de fantaisies, d’échanges, et il permet de modifier les rapports des enfants avec le monde. L’écriture et la lecture ne font qu’augmenter de manière considérable les potentialités ouvertes par le langage en tant que son prolongement naturel.
Le langage, donc, comme nous venons de le définir, encore plus la lecture et l’écriture :
→ ouvre un champ nouveau ou l’action n’est plus prédominante ;
→ ouvre un monde des possibles dans le temps ou la tyrannie de l’immédiateté du plaisir s’évanouit (le désir fait place au pulsionnel, le plaisir de la perspective à la jouissance immédiate) ;
→ permet de désigner des objets absents, d’où maîtrise d’un univers plus large que l’immédiateté ;
→ est un vecteur de socialisation, signe de la mise en place d’une fonction de symbolisation (imitation, gribouillis, dessin, puis langage écrit).
Le langage, donc la lecture et l’écriture, sont la capacité à utiliser des signes pour définir une action, un affect. Ils permettent à l’enfant de découvrir un nouvel ordre de réalité. A faire un pas gigantesque vers la civilisation.
Le langage et ses dérivés de lecture et d’écriture renforcent la capacité à la représentation et donc à l’anticipation. Ce pouvoir de se représenter une situation mentale à distance de l’événement, bien qu’à mon avis, préalable au langage articulé, s’ancre plus solidement grâce au langage et encore plus grâce à la lecture et l’écriture.
Apprendre à l’enfant à sortir de son omnipotence et l’amenant à se confronter aux limites du langage et plus spécifiquement à la lecture et l’écriture, exercices particulièrement limitants, – c’est lui permettre de découvrir la Loi, donc l’autre, donc lui permettre de demander de l’aide (se rendre compte de sa position de sujet), donc l’amener à la découverte de l’amour.
L’enfant qui sort de sa toute-puissance, même s’il peut en souffrir (et ce passage demande de l’aide de la part de l’adulte) change de monde propre et cela va lui permettre de découvrir des joies qui l’encourageront à de plus en plus d’émancipation. Une spirale ascendante se met en place.
Ecrire est évidemment entrer en contact avec un autre qui n’est pas là (je rappellerai ici l’importance considérable de la correspondance chez Freud comme terreau d’élaboration de la psychanalyse).
En guise de conclusion de cette piste de réflexion sur l’importance qu’il y a à penser l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, je dirai simplement ceci : il suffit pour que cet apprentissage se déroule dans des conditions optimales de laisser faire la spontanéité, de laisser l’enfant venir de lui-même à la lecture et à l’écriture.
Encore faut-il comprendre ce que cet accueil de la part de l’adulte implique de sa part comme compréhension.
Aucun savoir formel ne pourra l’amener réellement à cette approche, aucun cours magistral ne pourra lui transmettre ce savoir-là qui est d’abord et avant tout un savoir sur l’inconscient.
Il doit d’abord le vivre de l’intérieur, d’un point de vue expérientiel.
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