
Titre original : Jimmy P (Psychotherapy of a Plains Indian)
Jimmy P. (Psychothérapie d’un indien des plaines)
Drame réalisé en 2013 par Arnaud Desplechin
Avec Benicio Del Toro, Mathieu Amalric, Gina McKee …
Date de sortie : 11 septembre 2013
Georges Devereux (1908-1985), anthropologue et psychanalyste, publie en 1951 aux Etats-Unis son livre fondateur « Psychothérapie d’un Indien des Plaines ».
Devereux est un anthropologue expert des cultures amérindiennes. Son livre relate minutieusement séance après séance la psychanalyse de l’indien Pied-Noir Jimmy Picard et ancre ses thèses qui sont un entrecroisement de l’anthropologie et de la psychanalyse freudienne, énoncé qui va se développer sous la forme de l’ethnopsychiatrie, dont Tobie Nathan est actuellement le chef de file en France. A noter que cette description très détaillée (de l’intérieur) d’une psychanalyse est unique dans la littérature psychanalytique.
Arnaud Desplechin appuie son scénario rigoureusement sur le livre de Devereux.
Jimmy Picard, indien Pied-Noir (Blackfoot) de retour aux Etats-Unis après avoir été soldat en France à la fin de la guerre, est dans un état de souffrance extrême. Il essaye de vivre dans cet état mais, avec l’aide de sa sœur chez qui il vit, il prend conscience que sa vie est en lambeaux.
Accompagné de sa sœur (« ta vie n’était plus qu’une moitié de vie », lui dit-elle dans le train vers l’hôpital), il se rend à l’hôpital militaire de Topeka, au Kansas, établissement spécialisé dans les maladies du cerveau.
Nous sommes en 1948. Il souffre de maux de tête monstrueux, de vertiges, de troubles visuels, de perte d’audition, de paralysie d’un bras… la liste est longue. Par ailleurs il boit, ne peut plus travailler, n’a plus de relation avec les femmes.
Après une batterie de tests médicaux plus particulièrement sur son état cérébral, il s’avère que cet homme n’a aucune lésion organique : il est en parfaite santé physique excepté une grande cicatrice sur le crâne suite à une fracture datant de la guerre.
Le staff médical, après avoir envisagé de nombreuses hypothèses, en conclut que Jimmy Picard est un cas psychiatrique ; qu’il souffrirait de schizophrénie. Le psychiatre doute de ce diagnostic et soulève l’hypothèse qu’ils ne savent pas comment est organisé la vie psychique d’un indien. Il suggère de faire appel à un anthropologue pour affiner le diagnostic.
C’est alors que Georges Devereux entre en scène. Il a vécu 2 ans chez les indiens Mohave : il apprit leur langue et fit son doctorat sur leur mentalité et leur vie sexuelle. Il dira que les Mohave lui ont mieux fait comprendre les idées de Freud.
Il est plus ou moins en déshérence à New-York, dans un bar au moment où il est appelé par l’Hôpital Topeka. Très enthousiaste et heureux d’être demandé comme spécialiste, il se rend dans le Kansas. Après avoir observé Jimmy Picard dans un but diagnostic, Devereux arrive à convaincre l’équipe médicale que cet homme n’est absolument pas fou. La scène est magnifique car il fait sa démonstration à partir de 2 dessins que Jimmy Picard a produits à la demande de Devereux. Un des psychiatres exprime son étonnement, à savoir comment être si certain du diagnostic à partir de si peu d’éléments. L’ethnologue est formel.
Notons l’ouverture d’esprit de l’époque, à savoir qu’un psychanalyste non-médecin (pas encore inscrit dans une société psychanalytique à ce moment) est admis à exercer dans un hôpital.
A partir de constat, une psychanalyse est accordée à Jimmy Picard avec Devereux à raison d’une heure de séance par jour. Commence alors vraiment le film : nous suivrons le processus psychanalytique intime qui se déroule entre les deux hommes.
C’est passionnant et émouvant comme toute psychanalyse digne de ce nom l’est.
Bien que l’ethnopsychiatrie se veut séparée actuellement de la psychanalyse, je trouve que la pratique de Devereux est éclatante de justesse d’un point de vue psychanalytique. Son écoute est remarquable et sa façon de tisser des fils entre l’histoire du sujet (ontogenèse), la dimension indienne culturelle dans laquelle cet homme s’est psychiquement façonné (phylogenèse), les grands concepts freudiens dont l’universalité de l’Œdipe, révèle son investissement massif en tant que thérapeute dont la visée ne fait aucun doute : guérir son patient. L’humanisme de Devereux est patent et il s’agit là du point nodal de cette psychothérapie : sans cette attitude profondément humaine, sans cette prise de risque affective, il n’aurait jamais obtenu l’adhésion de Jimmy Picard.
Il y a une trentaine d’années, on parlait en psychanalyse de » l’alliance thérapeutique » comme condition indispensable pour pouvoir enclencher le processus analytique au cours d’une cure. Nous avons ici une démonstration magistrale de cette alliance.
Je crois qu’il est possible de parler d’amour : Devereux fait preuve d’amour pour son patient, bien que très rigoureux dans sa façon de conduire la cure. Et en retour Jimmy Picard aime son psychanalyste. Pas de transfert sans amour initiateur de la part du psychanalyste. Pratique également remarquable d’une certaine égalité dans la relation thérapeutique (Sándor Ferenczi n’est pas loin, lui qui ne supportait pas la souffrance de ses patients, qui élabora une « technique » basée sur la mutualité car insatisfait des résultats analytiques avec la technique purement freudienne). Il est à remarquer d’ailleurs que cette rencontre est celle de 2 êtres en errance, même si évidemment les difficultés de Devereux n’ont rien à voir avec celle de Jimmy Picard (outre les difficultés de Devereux à ce moment de sa vie de se faire reconnaître, apparaît à un moment du film une sourde souffrance quant à la peur de perdre la vue). Là pointe un « usage » particulier du contre-transfert chez Devereux : perdu lui-même il se projette dans la détresse de Jimmy Picard. En le sauvant de l’enfer, Devereux se guérit lui-même et sa détermination sans faille à aider son analysant est à chercher dans sa propre détermination à atteindre les buts qu’il s’impose à lui. (Devereux a de loin pas une trajectoire rectiligne : il lui fallut de nombreux détours avant d’être un anthropologue reconnu.)
Nous sommes extrêmement éloignés d’une certaine psychanalyse où le patient doit se débrouiller souvent très seul (non) accompagné par un psychanalyse raide et distant (sous prétexte de neutralité), indifférent (sous prétexte de bienveillance), tranchant (sous prétexte d’interventions), secret/distrait à la fois et inaccessible, en retrait dans une position d’écoute très approximative (sous prétexte d’attention flottante).
Devereux n’est animé que par sa passion de guérir l’autre, sa foi profonde dans l’influence majeure du psychisme sur le corps, et sa nécessité vitale de comprendre, de chercher ce qui anime l’homme.
Difficile de rendre compte ici des séances mais le climat qui en ressort me parait remarquable de ce qui se passe intimement au cours d’une psychanalyse. Je veux dire que ce film a une grande vertu pédagogique pour quelqu’un qui n’aurait jamais été sur un divan et une fonction quasi-subversive par rapport à une certaine pratique analytique complètement déshumanisée où le transfert et le contre-transfert, au lieu d’être exploités, sont quasiment éliminés du processus : il s’agit de comportementalisme en place et lieu de psychanalyse, pratique devenue courante. Pratique où le seul but analytique serait de l’ordre de la connaissance intellectuelle sur l’inconscient (et encore ! connaissance induite par le référentiel théorique du psychanalyste puisque l’écoute authentique est absente) sans aucune considération pour la souffrance.
Quand un des médecins demande à Jimmy Picard comment ça se passe avec Devereux, il répond que son thérapeute va mieux (il fait référence à une grippe) : au-delà de la dimension anecdotique et amusante de cette réponse, tout l’enjeu de la relation qui relie les 2 hommes se révèle. Si Devereux se conduisait en celui « qui sait » pour Jimmy Picard dans une fausse écoute, jamais le patient ne pourrait s’en sortir : en relevant une certaine égalité (« nous sommes tous les 2 des humains ») en parlant de la santé de son thérapeute, Jimmy Picard met en évidence cette dimension essentielle d’égalité des » âmes « . Ce genre de scène se reproduit à une autre occurrence quand le patient félicite Devereux pour une interprétation de rêve selon les ancêtres indiens Pieds-Noirs.
Quelle belle scène aussi quand Madeleine, la magnifique maitresse de Devereux, est choquée par son amant qui, en lui racontant comment il a demandé à Jimmy Picard son nom indien (Tout-le-monde-parle-de-lui), car il n’a pas révélé lui aussi son ancienne identité de Juif Hongrois (Győrgy Dobó). Elle le trouve là à côté de la plaque.
Autre très belle scène qui questionne la psychanalyse depuis ses débuts quand Madeleine demande à son amant quand sait-on que c’est fini une analyse. Devereux répond dans le vague et c’est Madeleine en jouant avec des poupées russes qui amorcent un début de réponse (l’âme dans le cœur, le cœur dans l’esprit, l’esprit dans le corps, le corps dans la personne… et voilà, dit-elle, espiègle).
Quand Devereux est outré, alors que la psychanalyse est terminée et que les 2 hommes sont en train de se dire au-revoir, entendant Jimmy Picard dire, je cite de mémoire, : « Donc je suis guéri de mes complexes », sa réponse est belle et tellement juste, je re-cite de mémoire : « je aime les mots simples, ils rapprochent les êtres, je n’ai jamais utilisé le mot complexe ». Et pour montrer la stérilité de ce genre de connaissance, il donne une dernière intervention magistrale en écrivant sur un papier ce dont souffre Jimmy Picard mais avec des mots simples, soit une blessure de l’âme (au lieu de traumatisme psychique).
Je rappelle ici que Freud a surtout utilisé le terme d’âme dans son œuvre (die Seele) bien plus que celui de psychisme.
Beau clin d’œil à la fin du film soulignant avec force tout l’univers analytique : Devereux est sur le divan de son psychanalyste. Quand le psychanalyste de Devereux lui demande si son analysant va lui manquer, ce dernier répond que c’est évident. Oui la psychanalyse est une aventure relationnelle et des liens puissants se nouent au cours de cette expérience !
Film merveilleusement mis scène (mon propos n’est pas cinéphilique ; je laisse cela aux critiques), je le conseille vivement à toute personne voulant se ressourcer en retrouvant un noyau d’humanité et bien évidement à celui ou celle qui veut pénétrer l’univers psychanalytique. Film intense, tout en passion contenue, apaisant et flamboyant à la fois.
Christian JEANCLAUDE
Psychanalyste
Strasbourg