
Des études interculturelles montrent une extrême diversité sémiotique de la voix. Par exemple, la voix de fausset est rarement utilisée, chez l’homme, en Europe, car l’interprétation en est péjorative ; en Afrique du Nord, son usage est plus fréquent. Aux Indes, contrairement à notre code européen, le timbre aigu (alto) exprime la tristesse et le timbre grave exprime la beauté.
Des études psychologiques établissent des relations évidentes entre la voix et l’émotion, mais ne permettent guère de faire une typologie claire entre des éléments vocaux et des émotions fondamentales.
Ainsi, cette extrême variabilité de la voix quant à sa signification, tant du point de vue culturel qu’individuel, démontre sa dimension psychique.
Le décor
La phonation renvoie au langage articulé, au verbe et à la voix. La psychanalyse est connue comme s’intéressant au verbe en tant que traces intelligibles des associations libres de l’analysant en séance, comme manifestations conscientes de l’inconscient. Ainsi, de ce point de vue, le mot est la clef d’accès aux désirs, défenses, formations de l’inconscient.
Le mot (préconscient), représentant de la pulsion, est déformé par rapport à sa source, et sa « lecture » analytique dans le sens d’une causalité inconsciente est nécessairement plus ou moins aléatoire ; comporte une part d’interprétation. Finalement, le mot n’est pas le mode d’accès privilégié à l’inconscient, même s’il est le médiateur indispensable et le seul véritablement intelligible de toute investigation analytique.
L’affect est le révélateur primordial du revécu infantile sans lequel la verbalisation a peu de pertinence analytique. Le psychanalyste est à l’écoute de ces hiatus affect/mot qui révèlent en quelque sorte la force du refoulement, ce que Sartre aurait nommé la mauvaise foi. Et tout le corpus analytique désigne du doigt cette division, cette impossibilité pour l’humain de traduire réellement ses tendances inconscientes par la parole articulée. Nous sommes tous un peu « autistes », recelant une part d’innommable (un vécu vide de sens) souvent angoissante. La voix (comme le regard par exemple), parce participant entièrement du corps, peut être un indicateur de cette part d’innommable.
Au cours d’une psychanalyse, une remémoration verbale distante de l’affect lié au vécu pulsionnel infantile n’est pas assimilable à un revécu. Une telle parole désincarnée ne présente aucun intérêt pour dénouer des fantasmes inconscients toxiques, ne permet pas de placer des repères pour évoluer et trahit une résistance du sujet à prendre en compte des désirs qui lui paraissent insupportables. Le transfert est d’abord affectif et la répétition des vécus infantiles au sein de la relation analytique en passe par l’affect. Nacht parlait de « passion du transfert » et Freud de « la bonne température d’ébullition du transfert ». Il est rare que le mot exprime l’affect que le sujet est en train de vivre, sinon en fin d’analyse (et c’est dans ce cas un critère de fin d’analyse). Les indices de la réalité psychique vécue s’expriment plutôt par la périphérie du mot, soit le silence, la loghorrée, la motricité, et ce qui nous intéresse ici, à savoir la voix.
La voix est en quelque sorte « l’indicateur de pertinence » du mot. Le mot, lorsqu’il sert à traduire la réalité du vécu interne d’un sujet (car le plus souvent le mot trahi ce vécu soutenu par des pensées défensives), est toujours en approximation de ce vécu. A l’instar du désir qui s’alimente en creux du manque, le mot, médiateur de la pensée, s’alimente en creux de son incapacité à traduire le vécu. Mot meurtrier de la chose (Lacan), mot à distance de l’inconscient (préconscient = mise en mot de l’inconscient [Freud]), le mot rabote, rapetisse, édulcore le vécu fondamentalement innommable [1].
Particularités physiques de la voix
Il peut être intéressant de définir quelques caractéristiques physiques de la voix. En effet, on peut penser que ses composants entreront dans la structuration psychique de l’enfant en fonction des caractéristiques de la voix de ses interlocuteurs (c’est essentiellement la mère qui nous intéressera) et du pouvoir discriminant de l’enfant. Le pouvoir discriminant perceptif d’un enfant est lié à son développement psychoaffectif et on peut supposer qu’il entendra des éléments différents au fur et à mesure de sa croissance psychique. C’est ainsi que la voix entrera dans le psychisme, stade après stade, selon différentes caractéristiques physiques de la voix. Ainsi, par exemple, il est fort peu probable qu’un nourrisson d’un mois percevra des subtilités de séduction d’une voix ; en revanche, il percevra la différence entre une voix douce et une voix violente. Or des modulations subtiles d’une voix de séduction sont possiblement en rapport avec des caractéristiques physiques vocales différentes de celles qui font une voix douce et reposante ou violente et angoissante. Cette classification n’est qu’un modèle permettant d’appréhender les rapports de la voix avec l’inconscient avec plus de précision.
Ainsi, la voix en tant que son, ses caractéristiques sont les suivantes :
* la hauteur qui en est la fréquence et définissant les aigus et les graves ;
* l’intensité qui donne la puissance ;
* le timbre qui est l’élément le plus invariant d’un son (ensemble d’harmoniques).
Enfin, la voix est un son complexe dans la mesure où il y a plusieurs fréquences parallèles.
Particularités psychologiques de la voix
Du point du vue perceptif, on peut désigner les entités suivantes :
* le timbre ou la sonorité générale est l’entité la plus invariante de la voix (voix chaude, voix pleine, etc.) ;
* la hauteur associée à l’intensité vont rendre compte du ton (aigu, grave, criard, monocorde, montant, descendant, etc.) ;
* les modulations des tons vont rendre compte de l’intonation qui sera extrêmement variable (musique de la voix) ;
* le rythme est un élément important et le résultat de l’interaction entre les différentes caractéristiques que nous venons de décrire, on parlera de tempo.
Ainsi, en simplifiant à l’extrême, la voix est composée d’une structuration primordiale de laquelle résulte des caractéristiques de plus en plus modulables, variables et subtiles. Par analogie, on peut presque dire que la voix entendue dans son ensemble comme contenu manifeste renvoie à un contenu latent de substructures sonores. Et ce contenu latent renvoie à des éléments de structure psychique eux-mêmes renvoyant à des particularités du vécu infantile.
Voyons quelques aspects expérimentaux illustrant l’intérêt de tenir compte de la voix comme un ensemble d’entités perceptives.
Du point du vue de l’invariance, des chercheurs autrichiens [2] ont montré que chez des chanteurs, l’intensité du ton fondamental est indépendante de l’attitude corporelle.
D’autres chercheurs [3] ont montré que le nourrisson d’un mois, peut reconnaître comme identique un son émis dans différentes intensités, et distinguer des petites modifications dans différents formants du même son ; ainsi, le nourrisson peut à la fois discriminer les éléments invariants d’un son ainsi que des modifications, ce qui du point de vue de l’ontogenèse et de l’incorporation psychique de la voix est important.
Du point de vue du rythme, des auteurs [4] ont montré qu’un nouveau-né de deux jours porté par un adulte qui parle est excité par le langage de ce dernier ; de plus, il réagit au rythme de la parole de l’adulte en effectuant des mouvements de sourcils, des yeux, de la bouche et des membres qui paraissent synchronisés avec les différents segments d’articulation de la parole. Enfin, les éthologistes ont montré que les berceuses ont un tempo identique dans le monde entier et toujours très voisin du rythme respiratoire de l’enfant qui s’endort.
Nous nous contenterons de retenir que la voix est un son complexe résultat d’une interaction entre différentes caractéristiques fondamentales et pour ce qui nous intéresse, que ces substructures psychiques peuvent s’arranger en entités sonores.
D’un point de vue psychique, ces entités sonores sont précisément des éléments en rapport avec l’inconscient et en rapport avec des affects liés à des vécus pulsionnels ontogénétiques et phylogénétiques. D’autre part, nous retiendrons que l’être humain possède un appareil perceptif qui lui permet de reconnaître les éléments de structures de la voix, donc va ressentir psychiquement la voix de l’autre comme l’expression d’un affect inconscient.
En ce qui concerne la relation qui existe entre la voix et les émotions, il est acquis en psychologie qu’elle existe, mais les critères typologiques sont extrêmement difficiles à cerner et c’est normal quand on sait que les critères utilisés sont de l’ordre conscient (joie, dégoût, tristesse, ennui, bonheur, surprise). Mais il est important de savoir que la connexion est évidente entre l’émotion et la voix, même si les statistiques ont du mal à codifier la voix (références à des expériences qui cherchent à tester la reconnaissance d’émotions à partir de voix).
Le meilleur résonateur du contenu affectif de la voix est la propre structuration affective de chacun : la communication des affects par la voix est complètement intersubjective.
La voix ne ment pas ni pour le locuteur, ni pour l’auditeur : bien évidemment ceci n’est valable qu’au niveau inconscient. Il est toujours possible de se laisser leurrer par les mots même (et surtout !) quand la voix viendrait déranger le message que l’on voudrait entendre ou délivrer. (Des mots aimables avec un ton menaçant entendus ou dits comme un message amical pour cacher la haine ; des mots de haine avec un ton d’amour pour cacher un désir sexuel brûlant.)
Rapport de la voix avec l’inconscient
Nous avons vu d’une part que la voix est composée de différentes caractéristiques sonores (timbre, etc.) perçues par l’être humain dès sa naissance et d’autre part qu’il y a certainement un rapport entre certaines entités de la voix et des vécus pulsionnels qui ponctuent toute la structuration psychique de l’enfant. De nombreuses expériences montrent que le fœtus entend la voix et les sons extérieurs et intérieurs de sa mère, cette connexion entre la voix et les vécus étant probablement vraie dès la vie intra-utérine.
Selon le niveau d’intégration psychique de l’expression du vécu pulsionnel, en particulier sous forme d’affect mémorisé comme une charge quantitative et de sa manifestation vocale, la voix sera en rapport génétiquement avec différents stades de fixations, du point de vue topique avec différentes instances, du point de vue dynamique avec différents mécanismes. Simplement la voix peut être la manifestation de l’affect liée à des noyaux plus ou moins primaires, plus ou moins élaborés
L’affect, élément quantitatif de l’investissement pulsionnel au moment des vécus, entrera dans la composition des noyaux refoulés et s’élaborera, en association avec les représentations en désirs, défenses, fantasmes. La voix en tant que témoin manifeste de la charge affective donne la « mesure » de l’investissement psychique primaire.
On retrouve parfois (parfois car nous avons tous appris à masquer notre voix en la maîtrisant et la voix s’exprime surtout lorsque les défenses chutent) pendant les séances d’analyse, au travers de la voix, des manifestations d’engrammes inconscients en rapport avec des mécanismes spécifiques et des vécus archaïques.
La voix aura d’autant plus de poids en tant qu’expression d’un vécu pulsionnel précoce que le langage n’est pas investi en tant que tel par l’enfant puisqu’il n’a pas les capacités cognitives pour le comprendre. Par contre, il comprend la voix et ce qu’elle représente comme message. C’est ainsi qu’un bébé peut s’apaiser auprès de certaines personnes ou au contraire devenir inquiet totalement indépendamment des mots prononcés par ces personnes.
Le petit enfant comprend ainsi les pulsions-désirs de la mère, son agressivité et sa sexualité. La voix est pour un bébé un indicateur énorme de l’ambiance de son environnement.
Enfin, le corps entier de l’enfant étant un résonateur sensible et sexué, la compréhension de la voix dépasse probablement l’aspect purement psychique. Il est possible, sinon probable, que la voix est en rapport avec des noyaux psychobiologiques et que l’expressivité manifeste de l’affect-voix refoulé puisse s’exprimer psychiquement mais aussi psychosomatiquement. Il y a des voix qui rendent malade et lorsqu’elles sont intériorisées par un enfant au cours de sa structuration, ces voix de « malheur » peuvent très bien participer à un surmoi pathologique cruel et poursuivre le sujet tout au long de sa vie. (Le contraire est évidemment vrai et des voix caressantes d’amour intériorisées sont probablement un excellent garant pour un sujet de pouvoir être une bonne mère avec lui-même ; je veux dire que ces voix peuvent être entendues à des moments nécessaires pour que le sujet puisse réinvestir la vie quand celle-ci vient à faire défaut.)
D’ailleurs, tout le monde sait que la voix et la musique sont physiques : on écoute la musique avec son ventre. Certaines voix induisent totalement indépendamment du contenu verbal, soit un ravissement physique (la voix n’est-elle pas l’outil du praticien en relaxation ou de l’hypnotiseur), soit une aversion réellement ressentie corporellement.
Relevons quelques aspects :
Les angoisses de néantisation en rapport avec l’oralité sont exprimées par des voix extrêmement tendues.
Dans le sens des mécanismes d’incorporation, la voix peut se faire envoûtante, enveloppante, hypnotisante comme pour annihiler la vigilance de l’interlocuteur.
La voix cannibalique, sans être menaçante comme dans le cas d’une agressivité œdipienne, ajoutera à la tentative d’envoûtement, une charge agressive puissante et qui est très bien ressentie par le récepteur.
Peut-être faut-il encore parler des voix qui ne sortent plus, terriblement tendues qui signent des angoisses de morcellement extrêmement fortes.
Parallèlement aux structurations anales et phalliques-oedipiennes, le langage va se structurer et la voix sera son support matriciel.
En plus de la composante basale du timbre, des entités vocales de plus en plus élaborées et subtiles vont s’organiser en relation étroite avec la formation du moi. Le ton, l’intonation joueront un rôle de plus en plus important. Ainsi, la voix, simultanément et en association avec d’autres manifestations d’éléments refoulés permet une appréhension des mécanismes défensifs typiques des dynamiques anales et phalliques-oedipiennes tels que l’isolation, l’annulation rétroactive, la formation réactionnelle, le refoulement œdipien. Dans ce contexte, c’est en fait la plus ou moins grande adéquation de la voix à la signification du langage qui renseignera.
Finalement, l’adéquation ou l’inadéquation entre le contenu latent du mot et celui de la voix rendra compte de la plus ou moins bonne résolution des conflits désirs-défenses en compromis, et cet aspect, certainement connu de tous les psychanalystes, car « sautant aux oreilles », permettrait de faire une quasi-typologie de voix en rapport avec des mécanismes de défenses précis.
Ainsi, et cela n’est pas spécifique de la situation analytique, il est courant et facile d’entendre les mécanismes d’isolation de l’obsessionnel qui parlera sur un ton monocorde, sans fluctuations de tonalité, au rythme égal indépendamment du contenu verbal (désaffection) ; c’est que l’isolation entre représentation et affect est enracinée profondément ; il ne s’agit pas d’un refus conscient de la dimension affective mais une totale incapacité du sujet à la prendre en compte.
Quel psychanalyste ne relève-il pas les affirmations ou négations véhémentes ou simplement une augmentation de l’intensité et un ton affirmé ou agressif au moment de certaines verbalisations ? En général, ces variations vocales dans le sens d’un soulignement indique que l’on est à la périphérie d’un noyau inconscient très investi, et c’est la charge d’investissement affectif de la voix qui trahit quasiment soit la force du refoulement, soit la quantité d’énergie pulsionnelle liée au noyau refoulé.
La voix de l’aggressivité-sexualité anale sera dans des tons têtus, tranchants et sans appel.
Bien entendu, tout le monde connaît les paroles d’amour associées à une voix agressive et inversement. Double-bind du message connu comme psychogène lorsque la mère l’exerce à l’encontre de son enfant (schizophrénie).
Voix autoritaire puis séductrice, voix de la mobilité de ton, de rythme, d’intensité et de tempo, voix de l’amour-haine, de la soumission-révolte de l’hystérique.
Terminons en parlant du rythme et du tempo de la voix qui imprime le mouvement, la musique de la voix.
Entité physique très identifiable, cet aspect est en rapport avec toutes les stratifications inconscientes mais surtout en rapport avec l’angoisse, ce que les psychologues nommeraient un niveau d’activation d’émotion générale.
Le tempo fait bien entendu penser à tout ce qui est rythmes corporels tels la respiration et les battements cardiaques… mais aussi à la rythmique du coït parental auquel le fœtus est confronté ainsi que le petit enfant (scène primitive).
La voix dans le rêve
Il est remarquable que le contenu manifeste d’un rêve contienne que rarement un matériel verbal. Quand on sait que le rêve est le prototype dynamique pulsionnel de l’inconscient, cette observation est importante du point de vue de l’articulation voix-inconscient. Car si le mot est quasiment absent du rêve, ce n’est de loin pas le cas de la voix. On pourrait presque dire que le rêve est superposition d’images visuelles et auditives. Il y a d’ailleurs des rêves qui ne contiennent que des images auditives. Et bien entendu, les impressions que laissent ces voix de rêve sont toujours ressenties comme ayant une forte charge affective. Si on voulait utiliser une formule lapidaire, il serait presque juste de dire que « la voix, c’est l’affect lié à l’expérience pulsionnelle » alors que le mot est une représentation très déformée du vécu pulsionnel. On pourrait rapprocher ces quelques observations des hallucinations. Nous dirons simplement que, même si les hallucinations comportent des messages verbaux ; les hallucinés disent toujours « entendre des voix ».
L’homme dans l’effroi, la panique
Lorsque l’être humain est face à un danger, qu’il soit objectif ou d’origine interne, et que la peur est telle qu’elle ne peut se convertir en angoisse mais en effroi et panique [5] ; il y a comme un balayage instantané des mécanismes psychiques secondaires comme si le préconscient-conscient et le moi étaient gommés. La prévalence revient aux mécanismes primaires, voire quasiment instinctif-animal. Cette régression violente a une action sur le mot : il disparaît. L’homme, dans l’effroi va crier, hurler, gémir, mais il ne parlera pas. Il ne reste que la voix pour exprimer ce qu’il ressent et métaboliser sa peur-panique.
La voix comme équivalents de formations inconscientes
Que la voix puisse être un équivalent symbolique est probablement acquis pour beaucoup de psychanalystes. Voix équivalentes du pénis et donc voix phallique (voix pénétrante, piquante, tranchante, etc.) ; voix incorporatrice orale (voix envoûtante, enveloppante, etc. ).
Très concrètement, tout comme une manifestation asthmatique ou tégumentaire échappe totalement au contrôle du sujet, il peut en être de même pour la voix.
Certains aspect de la voix hystérique pourrait alors être vu sous l’angle de la conversion : voir les cas d’aphonie hystérique par exemple.
Du point de vue de la vie quotidienne
Pour terminer, voyons quelques aspects de la psychopathologie de la vie quotidienne sous l’angle de la voix
N’importe quelle biographie de chanteur d’opéra relate des faits qui mettent en rapport des ratages de voix et la vie affective du sujet. Cela est peut-être d’autant plus sensible dans ce cas que la voix est poussée à l’extrême, la moindre variation devenant perceptible et prenant l’allure d’un drame pour le chanteur. Certains ratages vocaux ou au contraire des potentialisations vocales sont en rapport étroit avec le thème musical, que ce soit lié purement à la musique ou au texte chanté. En fait les manifestations des noyaux refoulés agiront sur la voix, lieu électif du chanteur, lorsque la situation musicale résonnera en termes de réciprocités avec l’inconscient.
Plus subtil que des extinctions de voix franches, ou des « couacs » très massifs, est le message contradictoire. Un chanteur (pas forcément d’opéra), un conférencier, etc., peut se « trahir » dans son message en ayant une voix qui « dit » autre chose que le mot. Ces actes manqués vocaux peuvent évidemment se produire chez n’importe qui, leur apparition étant alors moins grave pour la personne.
Tel individu qui en racontant une plaisanterie grivoise aura la voix qui s’étrangle ou, au contraire, parlera très fort ; telle autre, qui en parlant de tel personnage aura un changement de voix parce que ce dernier sera un substitut de personnage infantile ; ou telle autre qui se voudra aimable et aura une voix sèche et dure.
D’une façon plus subtile encore parce que non définissable consciemment, qui ne connaît pas la voix qui passe ou qui ne passe pas ; celle qui crée un malaise ou au contraire un bien-être chez l’auditeur.
D’un point de vue social, tout comme l’image prend le pas sur l’écriture et le verbe, il est incontestable que la voix, et en particulier la musique joue un rôle considérable dans l’identification collective et la communication. Il suffit pour se convaincre de constater le nombre de jeunes qui se « gavent » de musique anglo-saxonne sans en comprendre une parole ; la recherche du plaisir immédiat dans une écoute musicale à très forte intensité de musique aux tempos simplistes. Cet univers renvoie au pré-verbal, à l’archaïque pulsionnel typique du stade oral précoce et fusionnel que vit le bébé.
L’utilisation du chant dans la pratique religieuse est à souligner également. Souvent chants lancinants, monophoniques, sériels (dodécaphonique) évoquant la neutralité et ayant sur l’auditeur un effet hypnotique, désinhibant. Des rites primitifs déclenchent les transes de cette façon. Et cela il est vrai pour toutes les religions, qu’elles soient chamaniques (utilisation du tambour), brahmaniques, bouddhiques ou encore musulmanes, en particulier avec les derviches tourneurs et plus proches de nous les chants grégoriens. Les récitations lancinantes des prières ont probablement le même but de réveiller en fin de compte des fantasmes fusionnels extrêmement archaïques. Ces voix font également penser à une manifestation de la pulsion de mort (répétitions extrêmes, invariance des voix) qui est véritablement une expression de la tentative d’échapper à l’angoisse de séparation de la mère.
Citons enfin l’impact considérable de la voix chez les grands personnages charismatiques, de mémoire sinistre parfois : je pense à Hitler par exemple. Dans ses discours aux foules, quel fut l’élément d’identification et de fusion collectives le plus déterminant : la voix ou contenu du discours ?
Ces quelques observations ne font que montrer la prégnance de la dimension affective de la voix et son origine précoce, ce qui du même coup induit un fort impact sur l’auditeur (et à son insu). En fait, et ceci peut sembler paradoxal, la voix est un système de communication non-verbale au même titre que la gestuelle ou les expressions faciales.
Finalement, la voix humaine n’est pas réductible aux vocalisations des primates car elle participe de la formation de l’inconscient ; elle n’est pas réductible au verbe car elle est beaucoup plus en rapport avec la représentation de chose que la représentation du mot.
La voix fait partie de ces phénomènes évidents… et tout scientifique ou philosophe sait que l’évidence est ce qu’il y a de moins évident, du moins lorsqu’on tente de l’expliciter. Cette évidence de la voix devrait suffire pour nous convaincre que cet objet vaut le coup d’être étudier en psychanalyse, car tout psychanalyste sait à quel point « l’évident » est souvent le fruit de préjugés et de défenses.
Depuis la nuit des temps, l’homme cherche ce qui le différencie le mieux de l’animal. A ce hit-parade, le rire fut longtemps en tête de liste… puis les éthologistes ont observé que le chimpanzé riait. Puis, il fut évident que c’était le langage articulé,… et des psychologues font parler des chimpanzés et des dauphins(les linguistes polémiquent violemment la validité de ces expériences). Pour ce qui est de la voix, il parut toujours évident qu’elle n’était pas spécifique de l’homme… y compris le chant puisque beaucoup d’animaux « chantent ». Et si la proposition inverse, pas évidente du tout, était la bonne : que la voix est le propre de l’homme et cela parce que l’affect et l’inconscient sont sans conteste le propre de l’homme.
Notes
[1] JEANCLAUDE Christian, L’innommable et la création artistique in Corpus 5, édité par L’Espace d’Art Contemporain André Malraux, Colmar, 2002, pp. 1-15
[2] RANK F., SPARBER M., L’attitude corporelle influence-t-elle la voix chantée au début de l’éducation du chant (Beeintraechtigt die koerperhaltung die singstimme am beginn der gesangsaubildung), Monatsschr. ohrenheilke laryngo-rhinol, DTSCH, DA, 1973, Vol 107, N°5, pp 226-231 (Résumé : étude sur des sujets de 18 à 23 ans ; la résonance est meilleure dans l’attitude de non-chanteur à cause du meilleur usage inconscient du support thoracique et abdominal. L’intensité du ton fondamentale est indépendante de l’attitude corporelle.)
[3] EIMAS et Coll. (1971) in Le psychisme des primates de Michel GOUSTARD, Paris, Masson, p 76, 1975
[4] CONDON & SANDERS (1974), idem.
[5] JEANCLAUDE Christian, Freud et la question de l’angoisse, L’angoisse comme affect fondamental, 2e édition, Bruxelles, Paris, De Boeck, 2002.